Les sables sur lesquels il a vu le jour le 19 juin 1942, dit sa légende, sont devenus sa demeure éternelle et secrète. Le 25 octobre 2011 à l’aube, une poignée d’hommes a emporté le cercueil de Mouammar Kadhafi au sud de Misrata, dans le grand désert syrtique, pour l’enfouir dans une fosse sans pierre tombale.
Ensevelis au côté du despote terrassé, son quatrième fils, Mouatassim, colonel comme son père qui, à 36 ans, avait dirigé les forces du régime luttant contre l’insurrection née de la révolution de février 2011, et Abou Bakr Younès, complice du coup d’État de 1969 ourdi par Kadhafi contre la monarchie, puis inamovible ministre de la Défense de la Jamahiriya libyenne.
Un entrepôt à viande
Cinq jours auparavant, les trois hommes avaient mordu la poussière : la nasse des insurgés s’était refermée sur eux en bordure de ce désert où ils espéraient fuir. Ayant échappé en 1986 à un bombardement américain, Kadhafi s’était cru invincible. Huit mois ont suffi pour lui prouver le contraire.
Avant le dernier voyage du « Guide » et de ses compagnons, trois membres de ces deux familles avaient été tirés de leur geôle pour laver les corps troués et noircis par les combats, saccagés par la foule. Trois religieux, fidèles du régime capturés, avaient récité une courte prière. Celles de Safia Kadhafi et de sa fille Aïcha, qui demandaient la restitution des dépouilles à leur clan, avaient été repoussées par le Conseil national de transition (CNT), assis depuis un mois sur le siège de la Libye à l’Assemblée générale des Nations unies. Pendant cinq jours d’hésitations, les corps ont pourri dans un entrepôt à viande de Misrata la rebelle.
Redoutant que les restes du dictateur fassent un jour l’objet d’un culte, les nouvelles autorités ont voulu effacer sa mémoire en faisant disparaître son corps comme les Américains l’avaient fait, six mois auparavant, avec celui d’Oussama Ben Laden, englouti par la mer. Mais tout le temps où sa dépouille a reposé avec celle de son fils dans le souk de Misrata, des milliers de Libyens ont accouru pour en faire la circumambulation, comme autour du catafalque d’un marabout démoniaque, pour être bien sûrs que le tyran, abattu le 20 octobre, ne se relèverait plus. C’était il y a cinq ans.
Aucune alternative étudiée
Se voyant grand résistant à l’hégémonisme occidental, le tumultueux colonel avait cru pouvoir échapper à l’Otan, mobilisée à partir du 19 mars 2011 avec mandat des Nations unies pour protéger d’une répression sanglante les populations révoltées contre sa dictature. Mais la force armée occidentale – états-majors français et britannique en première ligne – avait calculé sa perte.
L’opération Unified Protector ne s’est pas arrêtée avec la colonne de chars écrasée ce 19 mars sous les missiles français, alors qu’elle se dirigeait vers Benghazi l’insurgée d’un Printemps arabe qui avait déjà fait tomber les maîtres de Tunis et du Caire : son terme a été proclamé le 31 octobre suivant, onze jours après la mort du leader libyen.
Tel aurait été son objectif inavouable ? Publiée le 14 septembre 2016 par la commission des affaires étrangères du Parlement britannique, une enquête approfondie sur cette intervention conclut que Londres (comme Paris et Washington) « n’a pas exploré les options alternatives à l’intervention militaire telles que les sanctions, la négociation ou la mise en œuvre de pressions diplomatiques ».
Contacté dès le début des troubles par Seif el-Islam Kadhafi, le dauphin putatif de son père, le ministre britannique de la Défense William Hague « a rejeté [sa] proposition de faciliter l’abdication de Mouammar Kadhafi et l’obtention d’une solution négociée à la crise ». Le colonel lui-même aurait-il envisagé un exil au Venezuela, comme l’avait annoncé lord Hague le 21 février 2011 ? Le Premier ministre d’alors, David Cameron, s’est abstenu d’explorer cette voie. Chef de l’état-major britannique à l’époque, David Richards a argué devant la commission que la protection des civils impliquait un « changement de régime » : « La première chose s’est presque inéluctablement muée en la seconde. »
Menaces sanglantes
À son tour, le chef libyen, au pouvoir depuis 1969, allait faire l’expérience de l’idée néoconservatrice selon laquelle démocratie et liberté ne fleurissent que sur des tables rases dans le monde arabe. C’est pourtant cette sombre perspective, agitée en 2003 avec le renversement de l’Irakien Saddam Hussein par les forces américaines, qui l’avait alarmé au point de renoncer à sa doctrine de « résistant » comme à son programme nucléaire pour se lancer dans une collaboration étroite avec les chancelleries occidentales.
Mais en ce mois révolutionnaire de février 2011, les « rivières de sang » que le régime promet de faire couler aux « rats » et aux « cafards » qui ont pris les armes ne peuvent que rappeler les méthodes employées par le dictateur sanguinaire pour se maintenir au pouvoir pendant quarante-deux ans : la soumission ou le meurtre. « C’est un code envoyé à ses collaborateurs pour que débute le génocide du peuple libyen », croit pouvoir décrypter fin février 2011 devant le Conseil de sécurité et les caméras des médias anglo-saxons Ibrahim Dabbashi, représentant du pays aux Nations unies qui a fait défection au régime.
Mais une fois la menace d’un nouveau Srebrenica conjurée devant Benghazi, les bombardiers de l’Otan continuent à foudroyer l’armée du colonel, ses postes de commandement et son propre bunker . Le 7 juin, il annonce à la télévision d’État : « Nous ne nous rendrons pas, nous saluons la mort, le martyre est un million de fois préférable. » Folie suicidaire pour ses détracteurs, héroïsme naturel pour ses défenseurs, il joint le geste à la parole et organise la résistance face à l’insurrection qui grignote inexorablement le territoire et à l’aviation de l’Otan qui aplatit ses quartiers à Tripoli.
Mais le 28 août, après six mois de combats, la capitale tombe aux mains de la rébellion, forçant le colonel à une première fuite vers Syrte, la cité natale qui lui est toujours fidèle. Au Caire, paradant dans un bureau de vizir en exil, son cousin Ahmed Gueddaf Eddem raconte avoir eu une dernière conversation téléphonique avec lui la veille de ce départ. À l’en croire, le « Guide » avait toujours foi en sa victoire : « Il était très décontracté et optimiste, le rassemblement en son soutien le mois précédent l’avait galvanisé. »
Son assassinat; comme tout assassinat, n’était pas une solution. Et l’exhibition de sa dépouille dans la morgue de Misrata n’était pas conforme au minimum de respect religieux dû aux morts; Idriss déby Itno (Tchad), 2011
Sept semaines plus tard, Kadhafi est acculé dans son ultime bastion. Tombé en même temps que lui le 20 octobre 2011 mais épargné, son chef de la Garde révolutionnaire, Mansour Dhao, sera condamné à mort le 28 juillet 2015 avec 36 autres dignitaires du régime déchu. Tous attendent encore derrière les barreaux l’exécution de leur sentence.
L’offensive sur Syrte
Affirmant à sa capture son regret d’être resté loyal à Kadhafi et niant avoir joué un rôle dans la répression, le premier garde du corps du « Guide », soupçonné d’avoir ordonné viols, tortures et meurtres d’opposants, est autorisé dans les jours suivants à livrer son témoignage, essentiel, par les miliciens qui le gardent prisonnier à Misrata. L’air exténué, un gros hématome sous l’œil droit, il raconte comment il a accompagné Mouammar Kadhafi pour rejoindre fin août 2011 son fils Mouatassim, qui dirigeait la défense de Syrte à la tête de 400 ou 500 partisans membres de son clan, les Kadhafa.
Retranché dans un immeuble du centre-ville avec une douzaine de fidèles, le colonel ne combat pas mais passe l’essentiel de son temps à lire le Coran et à prier. Du ciel, les Rafale, Typhoon et Tornado de l’Otan font pleuvoir un déluge de missiles sur la dernière grande poche de résistance kadhafiste. À terre, les milices resserrent leur étau, grêlant la cité de balles, de roquettes et d’obus de mortier.
L’un d’eux tombe sur le repaire de Kadhafi et blesse trois de ses gardes du corps et son cuisinier, obligeant les derniers membres du cercle à se relayer pour préparer les repas. Autre témoin des derniers instants fait prisonnier également, son chauffeur Huneish Nasr décrit une sorte de Néron ahuri, contemplant les ruines en feu de Syrte autour de lui : « Les révolutionnaires arrivaient. Il n’avait pas peur mais semblait ne pas savoir quoi faire. C’est la seule fois où je l’ai vu comme ça. »
« Les Kadhafa nous ont lâchés. Ils partaient en voiture avec des femmes, en faisant semblant d’être des civils », raconte Dhao. Le « Guide » se sait-il déjà vaincu ? Fidèle à sa parole, il ne se rend pas, monte tous les quatre ou cinq jours dans une voiture pour changer de refuge et finit par se terrer dans l’ouest de la ville, dans le District 2, que défendent une centaine de combattants placés sous les ordres de son fils.
« Les réservoirs d’eau étaient visés, ou peut-être juste touchés au hasard des bombardements. La vie était très dure. Nous ne mangions que des pâtes et du riz et n’avions même pas de pain. Nous nous servions de ce que nous trouvions dans les maisons où nous restions. »
Désœuvré, impuissant, le « Guide » devient de plus en plus nerveux et perd définitivement contact avec la réalité : « Pourquoi n’y a-t‑il pas d’électricité ? Pourquoi n’y a-t‑il pas d’eau ? » tempête-t‑il. « À partir de là, ce fut fini. Il attendait la mort », témoigne Dhao.
La tentative de fuite vers Qasr Abou Hadi
Dans la nuit du 19 au 20 octobre, l’artillerie insurgée se déchaîne sur le District 2. Conscient qu’une dernière chance de salut réside dans la fuite, Mouatassim rassemble les quelque 250 derniers combattants et fidèles de son père pour tenter de percer le siège. Le départ est prévu vers 4 heures du matin, pendant le sommeil des assaillants, mais la prise en charge de nombreux blessés le retarde. Vers 8 heures, la colonne d’une cinquantaine de 4 x 4 lourdement armés, et pour certains équipés de mitrailleuses et de canons antiaériens, s’ébranle enfin.
Le « Guide » a pris place avec Mansour Dhao dans un Toyota Land Cruiser situé en queue du convoi qui file vers l’ouest pour tenter de gagner la route qui mène à Qasr Abou Hadi, le hameau natal du chef, situé en lisière du désert, au sud de la ville. Le groupe parvient à franchir quelques lignes mal défendues, mais finit par être repéré par un drone américain qui lui décoche un missile, pulvérisant trois véhicules. Les Américains aux commandes à distance du Predator ignorent que leur cible suprême se trouve dans le convoi, comme nombre de ceux qui l’accompagnent dans cette dernière cavalcade.
Les airbags du Land Cruiser se déclenchent, et Dhao reçoit des éclats. Mais Kadhafi est toujours sauf. Cherchant à fuir la surveillance aérienne de l’Otan, la colonne coupe à travers des terrains vagues vers la route principale mais tombe, à 5 km du centre-ville, sur une base de la Brigade du tigre, une milice aguerrie de Misrata.
Les véhicules sont stoppés net, une violente bataille s’engage, si féroce qu’une autre brigade de Misratis doit être appelée en renfort. À 11 heures du matin, les combats font toujours rage quand un Mirage 2000D appuyé par un Mirage F1 tire deux bombes à guidage laser GBU-12 qui explosent à basse altitude, cisaillant de shrapnels les fuyards et leurs véhicules, faisant sauter les munitions qui y étaient entassées.
Kadhafi en réchappe encore. Dhao le retrouve réfugié dans un bâtiment, équipé d’un gilet pare-balles, casque sur la tête, armé d’un fusil d’assaut, hagard. Mouatassim Kadhafi s’aventure dehors à la tête d’une dizaine d’hommes pour trouver une issue. Lui et son père ne se reverront que dans la tombe. Des miliciens le font prisonnier, et une vidéo le montre maculé de sang mais bien vivant, assis contre un mur, fumant une cigarette et buvant de l’eau. « Ces blessures sont mes médailles », assure-t‑il à un milicien qui lui promet des soins. Quelques heures plus tard, il réapparaît, dans une vidéo prise avec un smartphone, mort sur un lit d’hôpital : des insurgés lui ont troué la gorge et le ventre.
Dans la maison où les survivants du convoi s’abritent, les balles pleuvent. Dhao, conscient de l’échec de Mouatassim, avise deux larges buses sous la route du sud et y entraîne Kadhafi, son ministre de la Défense, les deux fils de ce dernier et six gardes du corps.
L’image de son cadavre supplicié m’a choqué. Je pensais qu’il allait mourir les armes à la main, mais il s’est humilié en suppliant les rebelles misratis de l’épargner. Il n’est pas mort en héros. Ismaïl Omar Guelleh (Djibouti), 2011
Las, parvenus au bout de la souricière, le groupe tombe sur des insurgés. Il tente de répliquer, mais la grenade qu’envoie un garde du corps ricoche sur la paroi en béton et explose, tuant Abou Bakr Younès et blessant au front Kadhafi, qui saigne abondamment. Les combats ont attiré une multitude de miliciens, qui prennent seulement conscience qu’ils ont mis la main sur leur ennemi juré : « Allah akbar ! »
Le rapport d’Human Rights Watch
Chef de la cellule d’urgence de Human Rights Watch, Peter Bouckaert se trouvait presque par hasard à Syrte ce jour-là. Après une minutieuse enquête, il a publié un an plus tard un rapport très complet de 34 pages sur les derniers jours du Libyen et maintient quatre ans après ses conclusions de l’époque : « Kadhafi a alors été capturé et s’est fait presque immédiatement enfoncer une baïonnette dans le rectum, causant une importante hémorragie interne. Il n’y a pas de preuve claire qu’on lui a tiré dessus, et aucune autopsie n’a été pratiquée, aussi les causes de sa mort demeurent-elles incertaines. »
Et le « brouillard de la guerre » qui enveloppe la Libye depuis le déclenchement de la révolution anti-Kadhafi comme la duplicité des chancelleries occidentales, dénoncée dans le rapport parlementaire britannique, favorisent les règlements de comptes et la propagation de rumeurs complotistes. Ainsi, si Ahmed Gueddaf Eddam croit savoir que « des bombes chimiques asphyxiantes ont été larguées » par les jets sur le convoi, Peter Bouckaert, qui a pu examiner le lendemain les cadavres sur les champs de bataille, n’en a relevé aucune trace, décrivant plutôt des corps incinérés par les explosions ou tués par les shrapnels.
Quant à l’allégation du cousin du « Guide » selon laquelle ce dernier a été exécuté après avoir été « trouvé par les forces occidentales, qui l’ont ensuite livré à des bandes criminelles », elle rappelle l’accusation formulée par l’ex-président du CNT Mahmoud Jibril et relayée par le quotidien italien Corriere della Sera dans son édition du 29 septembre 2012 selon laquelle c’est un agent d’un service de renseignements étranger, infiltré parmi les rebelles, qui aurait porté le coup de grâce à Mouammar Kadhafi.
Un autre responsable du CNT, Rami el-Obeidi, avait auparavant déclaré auTelegraph britannique que le convoi du « Guide » avait pu être localisé grâce à son numéro de téléphone satellitaire fourni aux services français par les renseignements du Syrien Bachar al-Assad, soucieux que la France le ménage alors qu’il menait sa propre répression. Mais Peter Bouckaert, qui se trouvait ce jour-là parmi les milices insurgées, assure que personne n’aurait pu s’y infiltrer, et Mansour Dhao a répété à plusieurs de ses interviewers : « Nous avions bien un téléphone satellitaire, mais on ne l’allumait pas, pour ne pas nous faire repérer par les Américains. »
Ne me tuez pas, mes enfants
Vers 15 heures, le 20 octobre 2011, les nouvelles autorités libyennes annoncent la mort du tyran. « Ne me tuez pas, mes enfants », a imploré celui qui s’est arrogé pendant quarante-deux ans le droit de vie et de mort sur tout un peuple , alors qu’il était extirpé de la buse où il s’était réfugié. Dans des vidéos confuses, on le voit couvert de sang, jeté au sol par une foule croissante de miliciens extatiques. Des mains lui arrachent des poignées de cheveux, des poings s’abattent sur sa tête tuméfiée… Tirs de joie : « Allah akbar ! Misrata ! »
On le relève, une paire de gifles claquent puis le prisonnier est hissé sur le capot d’un 4 x 4. Les images suivantes le montrent étendu dans l’entrepôt à viande de Misrata. Son torse nu et sa tête sont marbrés de sang séché, son visage déformé reste reconnaissable entre tous.
Dans un dernier film non authentifié se déroule une sorte de veillée funèbre autour de trois corps enveloppés d’un drap blanc et placés dans des cercueils : ceux de Kadhafi, de son fils Mouatassim et d’Abou Bakr Younès avant qu’ils soient livrés à l’immensité désertique.
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