Le gouvernement du Mali peut-il encore, sans se couvrir de ridicule, se targuer aujourd’hui d’être celui d’un Etat de droit et d’un régime républicain ? Pour Dr Brahima Fomba, Chargé de Cours à Université des Sciences Juridiques et Politiques de Bamako (Usjp), la réponse à cette question paraît pour le moins mitigée, au vu des grotesques bricolages juridiques qui prévalent au sommet de l’Etat dont aucun cadre au sein de ses institutions compétentes ne semble se préoccuper et qui battent en brèche les principes les plus élémentaires la légalité. Selon lui, le gouvernement d’IBK apparaît comme une sorte de gouvernement de fait enclin à faire basculer le pays dans du cafouillage institutionnel et de la cacophonie juridique. En témoignent les décrets n°2016-0781 à 0790/P-RM du 14 octobre 2016 relatifs à la nomination des membres des Autorités intérimaires des régions de Tombouctou, Gao et Kidal, des Collèges transitoires des régions de Taoudénit et de Ménaka ainsi que des Conseillers spéciaux auprès du représentant de l’Etat dans les régions de Tombouctou, Gao, Kidal, Taoudénit et Ménaka qui « constituent une preuve peu glorieuse de cette dérive intolérable dans un Etat de droit ». Démonstration !
Même sous la Transition, en dépit de quelques écarts plus ou moins compréhensibles, ces principes élémentaires ont généralement été respectés. Le gouvernement actuel qui est pourtant celui d’un régime constitutionnel ayant couronné le processus de retour à une vie constitutionnelle normale après les évènements de 2012, apparaît plutôt comme une sorte de gouvernement de fait enclin à faire basculer le pays dans du cafouillage institutionnel et de la cacophonie juridique. Les décrets indigestes n°2016-0781 à 0790/P-RM du 14 octobre 2016 adoptés dans le mépris le plus absolu des règles, méthodes et principes régissant la rédaction de tout texte normatif règlementaire, constituent une preuve peu glorieuse de cette dérive intolérable dans un Etat de droit. Ces décrets au nombre de dix (10) au total, sont relatifs à la nomination des membres des Autorités intérimaire des régions de Tombouctou, Gao et Kidal, des Collèges transitoires des régions de Taoudénit et de Ménaka ainsi que des Conseillers spéciaux auprès du représentant de l’Etat dans les régions de Tombouctou, Gao, Kidal, Taoudénit et Ménaka. Ils ont en commun de disposer exactement des mêmes visas, alors même qu’ils ne portent pas tous sur les mêmes objets. Mais passons… ! En ne prenant pas en compte les décrets relatifs au Premier ministre et à son gouvernement, on comptabilise le chiffre pléthorique de douze (12) textes visés par chacun des fameux décrets. Douze textes dont la caractéristique fondamentale est d’être pour la plupart, soit inconnus au registre des textes de la République, soit en contradiction flagrante avec les décrets n° 2016- 0781 à 0790/P-RM du 14 octobre 2016 eux-mêmes, dont ils servent de fondements. Le puzzle de ce bricolage sans précédent est ainsi constitué des absurdités juridiques suivantes que recèlent lesdits décrets :
- Des insuffisances rédactionnelles qui entachent les décrets
- La méconnaissance de la portée réelle des visas d’un règlement
- L’énumération dans les visas de documents non reconnus et non intégrés dans l’ordre juridique national
- L’énumération dans les visas de textes juridiques contraires aux dispositions des décrets eux-mêmes
LES DECRETS SONT ENTACHES D’INSUFFISANCES REDACTIONNELLES
De nombreuses insuffisances rédactionnelles minent les décrets n° 2016- 0781 à 0790/P-RM du 14 octobre 2016 et qui sont de nature à accentuer leur irrégularité. C’est notamment le cas des cinq (05) décrets relatifs à la nomination des conseillers spéciaux auprès du Représentant de l’Etat dans les régions de Gao, Tombouctou, Taoudénit, Kidal et Ménaka. Ces décrets se contentent simplement d’aligner des noms, sans préciser, comme indiqué au Point 4 de l’Entente, qui représente la Coordination et qui représente la Plateforme. Pourquoi le décret ne fait-il pas ressortir en toute transparence la « chapelle » d’appartenance de chaque représentant nommé ? Il en est de même pour les deux (02) décrets portant nomination des membres des collèges transitoires de région à Taoudénit et Ménaka qui ne précisent pas non plus, comme stipulé au Point 10 de l’Entente, lesquels des conseillers sont nommés au titre du gouvernement, de la Plateforme et de la Coordination. Les trois (03) décrets de nomination des membres des autorités intérimaires des régions de Gao, Tombouctou et Kidal souffrent de la même opacité quant à l’appartenance des personnes cités dont on ignore si elles sont (voir Point 2.3 de l’Entente) des agents des services déconcentrés de l’Etat, de la société civile ou des conseillers sortants et de quelle mouvance entre le Gouvernement, la Plateforme et la Coordination. Par ailleurs, on peut lire sur l’ensemble des décrets que les personnes nommées « bénéficient des avantages prévus par la réglementation en vigueur ». Cette formule passe-partout consistant à renvoyer à la « réglementation en vigueur » prête à confusion, au moins en ce qui concerne les conseillers spéciaux et les collèges transitoire dans la mesure où la « règlementation en vigueur » ne reconnait pas ces nouvelles entités créées de toutes pièces par l’Entente. Les conseillers spéciaux et les collèges transitoires sont des institutions inexistantes dans l’ordonnancement juridique national malien. Enfin, comment ne pas s’étonner de constater qu’aucune durée ne soit fixée par des décrets qui régissent pourtant des situations de nature provisoire. Les décrets sont tous muets comme des carpes sur la durée des pouvoirs des autorités intérimaires et des collèges transitoires.
LES DECRETS MECONNAISSENT LA PORTEE DES VISAS D’UN REGLEMENT
On compte sur chacun des dix (10) décrets, un total d’environ douze (12) textes visés. Il est vrai que les visas en tant que tels n’ont pas de portée juridique propre. On conçoit cependant assez difficilement un texte règlementaire sans visas. Le fait que les visa figurent toujours dans les projets de textes montre bien qu’ils participent de la justification de la compétence du gouvernement en la rattachant généralement à la loi dont il assure l’application. De façon générale, les visas participent de la mise en évidence des textes dont le projet fait application. C’est bien pour cette raison que la question des visasn’est évidemment pas qu’une fantaisie de technique rédactionnelle d’un décret. Dans une certaine mesure, on pourrait même dire les visas sont au cœur même de la problématique des fondements d’un texte règlementaire. Le visa a pour objet de préciser le texte appartenant au droit positif sur la base duquel le décret est pris et qui en constitue le fondement juridique. En d’autres termes, un décret ne doit viser que les textes qui servent de fondement juridique régulier à ses dispositions. Ce principe élémentaire est transgressé par les décrets du 14 octobre 2016 dans lesquels sont visés d’une part des documents non reconnus et non intégrés dans l’ordonnancement juridique national, et d’autre part des textes juridiques qui lui sont contraires.
LES DECRETS SE REFERENT DANS LES VISAS A DES DOCUMENTS NON RECONNUS ET NON INTEGRES DANS L’ORDRE JURIDIQUE NATIONAL
Tout Etat de droit dispose d’un système ou ordonnancement juridique construit autour de normes obéissant à une hiérarchie décroissante ainsi résumée : normes constitutionnelles, normes internationales, lois, ordonnances, normes règlementaires. En vertu du principe de légalité qui caractérise l’Etat de droit, chaque norme juridique à l’intérieur de cette hiérarchie doit être compatible ou du moins doit se conformer à l’ensemble des règles en vigueur ayant une force supérieure. A ce titre, toute nouvelle norme juridique se doit d’être en harmonie avec la hiérarchie des textes déjà en vigueur.
Un texte qui n’est pas au préalable réceptionné dans cet ordonnancement juridique ne peut aucunement figurer dans des visas servant de fondement à une norme juridique quelconque de cet Etat. C’est pourtant le cas de deux textes qui figurent sur la liste pléthorique des visas des décrets n°2016-0781 à 0790/P-RM du 14 octobre 2016. Ces deux textes s’apparentent en réalité à des OVNI qu’on pourrait requalifier en version normative d’ « Objets Normatifs Non Identifiés » (ONNI). Le premier texte est l’Accord d’Alger des 15 mai et 20 juin 2015. L’Accord d’Alger demeure truffé de dispositions contraires à la Constitution du 25 février 1992, dont en particulier celles relatives justement aux autorités intérimaires qu’il prévoit uniquement pour les régions du Nord auxquelles est reconnu de facto un statut autonome. La Constitution du Mali en l’état ne reconnaissant ni de statut autonome ou particulier à une partie du territoire national, ni de partage de l’exercice de la souveraineté nationale avec des autorités de fait que sont les groupes armés, l’Accord d’Alger ne fait pas partie de notre ordonnancement juridique. Dès lors il ne peut être visé par un décret quelconque de la République.
Le second texte est « l’Entente » signée le 19 juin 2016 entre le Gouvernement, la Plateforme et la CMA. Ce document juridiquement inqualifiable visé par les décrets, défie la Constitution ainsi que l’ensemble des lois et règlements de la République. L’Entente porte sur des matières qui, en vertu de notre Constitution, relèvent essentiellement du domaine de la loi. Elle méconnaît à ce titre, les champs de compétence respectifs de la loi et du règlement tels que fixés par la Constitution. L’Entente n’est ni plus ni moins qu’un acte inconstitutionnel de substitution aux autorités constitutionnelles compétentes, d’autorités de fait constitués notamment de deux groupes armés. Aucun Etat respectueux de la légalité n’oserait viser un tel document dans un décret de la République.
LES DECRETS SONT EN CONTRADICTION AVEC DES TEXTES JURIDIQUES CITES DANS LES VISAS
Quelle démonstration d’illégalités que ces dix (10) décrets n°2016-0781 à 0790/P-RM du 14 octobre 2016 ! Ils sont en contradiction totale avec la plupart des textes cités dans les visas qui sont sensés pourtant leur servir de fondement juridique. A commencer par la loi fondamentale qui est la Constitution, à laquelle aucun des décrets n’est conforme. Les décrets sont également une négation de la loi n°2016-013 du 10 mai 2016 modifiée portant Code des collectivités territoriales à laquelle ils se réfèrent dans les visas. Ils piétinent enfin, pour ne s’en tenir qu’à ces cas, le décret n°2016-0332/P-RM du 18 mai 2016 fixant les modalités de mise en place des autorités intérimaires dans les collectivités territoriales. Après avoir pris le soin de substituer l’Entente à la loi n°2016-013 du 10 mai 2016 et au décret n°2016-0332/P-RM du 18 mai 2016, le gouvernement ose encore citer ces deux normes juridiques pour justifier ses dix (10) décrets d’application de son inqualifiable « Entente » du 19 juin 2016. Et dire que ces bricolages juridiques sont cautionnés au plus haut sommet de l’Etat, comme si l’Accord d’Alger n’était finalement qu’un parchemin glisser entre les mains du gouvernement pour fouler au pied la Constitution du Mali et son Etat de droit.
Dr Brahima Fomba
Chargé de Cours à Université des Sciences Juridiques
et Politiques de Bamako(USJP)
Source: L’AUBE