Qui, du Président Alpha Oumar Konaré ou du Président Ibrahim Boubacar Keïta, rendra l’âme le premier ? Effroyable question qui turlupine nombre de nos concitoyens qui sont aujourd’hui comme tétanisés par l’impensable perspective que l’un des deux hommes, ayant chacun eu en charge les plus hautes responsabilités de la République et de l’Etat, ne participera pas alors aux funérailles nationales de l’autre, voire que celles de l’un risque de ne point bénéficier de la solennité conforme aux usages républicains. Dans l’attente de ce jour redouté, il faut en parler, avec l’espoir secret que cette dramaturgie sociale ne sera pas servie aux Maliens.
C’est que, à 88 ans-quel bel âge de vieillesse !-, l’un des doyens émérites de notre patrie a tiré sa révérence à la mi-décembre 2016, plongeant le Mali dans un profond deuil qui ouvrit pour nous l’année 2017. Témoin des plus avertis de l’histoire de notre pays, à la fois grâce au privilège des ans qu’il portait et parce qu’il est Professeur agrégé d’histoire et de géographie, non sans être chercheur rigoureux et écrivain utile, Pr. Bakary Kamian nous a quittés dans l’honneur et la gloire, sans rancune aucune avec qui que ce soit, sans chagrin ni mesquinerie. On comprend aisément que ses obsèques ont rassemblé le Mali même, les hommes comme les institutions, toutes les générations de nos concitoyens, les plus âgés qui ont été ses compagnons, ceux à qui il a eu le bonheur d’enseigner ou pour lesquels il a dû être de bons conseils au gré des circonstances de la vie de la nation, et aussi ceux du présent. Mort respectable qu’il convient de souhaiter à tous les grands. Puisse Allah l’accueillir en son paradis éternel !
Mais, « c’est normal, il faut le dire », les funérailles nationales auxquelles Pr. Bakary Kamian a légitimement eu droit ont révélé un petit coin noir de la sociabilité et de la psychologie nationales maliennes, qui n’a pas manqué de provoquer un malaise certain chez des âmes sensibles. Le compte rendu fait par la télévision nationale a furtivement montré la présence d’Alpha Oumar Konaré, ancien président de la République, devant l’honorable cercueil, mais on ne le vit point sous la tribune officielle où siégeaient les Présidents Dioncounda Traoré et Ibrahim Boubacar Keïta. Le fait est trop singulier pour n’être pas remarqué par les journalistes, les communicateurs traditionnels, les anciens comme les moins jeunes et les plus jeunes, les dignitaires religieux et de la haute société, et surtout les historiens nombreux venus témoigner de la grandeur du défunt. Nul ne peut pourtant accuser le protocole de la République du Mali d’avoir commis un impair de cette taille, son savoir-faire est suffisamment attesté au fil du temps. Nul n’a plus non plus eu connaissance d’un agenda du Président Alpha Oumar Konaré l’empêchant de siéger à côté de Dioncounda Traoré et d’Ibrahim Keïta. Le bon sens nous oblige donc à remonter aux soubresauts enregistrés au sommet de l’Etat dans la dernière ligne droite du deuxième mandat d’Alpha Oumar Konaré.
Rien ne sert à présent de remuer les raisons qui ont provoqué la rupture entre les deux hommes que le destin a favorisés en les mettant au coude à coude au service du Mali durant une phase des plus cruciales pour la maturation démocratique dans notre pays, pour le renouvellement et le mûrissement de nos institutions et, sans doute pour beaucoup, pour le toilettage de nos mœurs politiques et de bonne gouvernance. Est-il besoin de rappeler que les fondements de la IIIème République malienne avaient sérieusement vacillé les deux premières années ? Pour le moins, deux Premiers ministres, pourtant expérimentés et capitalisant des années de lutte pour l’instauration du multipartisme et de la démocratie, ont eu peine à tenir fermement le gouvernail : tour à tour, ils ont jeté l’éponge dans des circonstances peu glorieuses, l’un après onze mois, l’autre après dix petits. Arrive alors à la tête du gouvernement de la République, dans des circonstances et conditions bien incertaines, celui qui avait été au départ le conseiller diplomatique du chef de l’Etat et qui était devenu ministre des Affaires étrangères. Pour conjurer le péril qui menaçait la gouvernance étatique, le président de la République et son nouveau Premier ministre s’engagèrent dans une sorte de complicités pieuses. Désormais, la République, pas plus que ses institutions, ne peut se passer de vertu chez ses serviteurs. Désormais, la force de l’Etat ne peut tolérer ni les velléités politiciennes déstabilisantes, ni les coups fourrés corporatistes de mauvaise saison, encore moins les assauts séditieux aux multiples couleurs indépendantistes ou autonomistes. Ouf, le bateau Mali avait trop tangué, il ne chavirera pas, que chacun se le tienne pour dit. Alpha Oumar Konaré a pu se frotter les mains, bienheureux d’avoir trouvé en IBK une trouvaille imparable, quasi divine. Et IBK pouvait se gargariser, souvent avec une fierté juvénile, d’être « à l’école du Président AOK, son frère cadet ». Le tandem a bien fonctionné, chaque jour plus huilé, plus efficace. L’osmose entre les deux têtes de l’exécutif durant plus de six ans (sur les dix ans que compteront les deux mandats présidentiels d’AOK) a évité au Mali bien de dérapages regrettables enregistrés ailleurs en Afrique après Baule. Mais il n’y a aucune vie politique, aucune vie de cour, sans commérages, sans contingences malveillantes ourdies dans le saint des saints. Vers la fin, sans fuir, IBK a dû prendre de la distance (pour ne pas dire qu’il s’exila des bords du Djoliba). Telle est l’histoire très imparfaitement contée.
Aujourd’hui, ce qui est préoccupant pour la conscience et la psychologie nationales maliennes, c’est que les deux hommes, illustres désormais parmi les Maliens illustres, ne peuvent se parler, ne peuvent donc pas se rencontrer, et ne peuvent pas se concerter sur quelque sujet d’intérêt national. N’est-ce pas là un triste exemple qu’ils laisseront à la postérité ? N’est-ce pas là un déni du savoir-vivre malien, une entorse douloureuse à nos traditions de paix et de grandeur ? Rappelons-nous le Président Mamadou Konaté et Fily Dabo Sissoko qui n’ont toujours pas eu les meilleurs relations au Palais Bourbon mais, avec une élégance politique qu’il sied de revoir, Fily Dabo Sissoko s’inclina devant le cercueil du Président Konaté avec un « Au revoir mon ami, mon frère, mon alter ego ». Rappelons-nous aussi l’histoire récente de notre pays, qui a vu le Président IBK apostropher l’ancien Président Moussa Traoré en lui laissant : « Mon Général, vous êtes un Républicain ! »
Il est à craindre qu’aucune de ces deux scènes n’est envisage aujourd’hui si la mort venait à nous arracher ou Alpha Oumar Konaré, ou Ibrahim Boubacar Keïta, deux grands serviteurs de l’Etat malien portant allègrement au moins 70 ans ! Sauf si quelqu’un a la recette miracle, la boule de neige, pour faire revivre Dogoukolo Konaré et Boubacar Keïta pour enfin les réconcilier, et même là, réussiront-ils vraiment ?
A qui la faute ? La réponse à cette question intéresse peu de gens, surtout que l’opinion publique a retenu que lors des obsèques de la mère du Président Dioncounda Traoré, Alpha Oumar Konaré avait été encore d’une pareille furtivité. La question est donc aujourd’hui la suivante : qui va l’initiative de rompre cette inimitié qui ne fait pas honneur au Mali, qui risque d’être éternellement rappelée aux générations futures que deux anciens présidents de la République du Mali sont morts sans jamais accepter de se parler ? Voilà ce qui importe aujourd’hui de savoir. Si par mésaventure l’un des deux hommes rendait aujourd’hui, les Maliens constateront avec amertume que l’un d’eux ne sera pas présent aux obsèques de l’autre. Et c’est le Mali qui servira un tel triste de mésentente haut placée au reste de l’Afrique. Ce ne serait pas un titre de gloire pour notre pays.
Source: 22 Septembre