L’émergence est le terme économique à la mode en Afrique en ce moment. Certains la prédisent pour le continent, d’autres estiment qu’il en est loin, la plupart de nos dirigeants en rêvent et pressent les Gouvernements de concevoir rapidement une stratégie pour aider leur pays à l’atteindre. On en vient presque à oublier la portée, le contenu et les conditionnalités pour la réaliser. Comme si, finalement, seul importe qu’on se la fixe comme objectif à moyen ou long terme. Un effet de mode ?
Quand on regarde froidement la situation économique des pays africains, peu d’entre eux prend en réalité le chemin de l’émergence. A fortiori avoir des chances de l’atteindre ! Plusieurs explications peuvent soutenir ce jugement. Parmi celles-ci, il y en une qui est malheureusement et souvent occultée même si elle parait évidente. Il s’agit de l’absence de stratégie collective vers la prospérité économique, à l’échelle d’une région et encore moins au niveau continental. En somme, on devrait penser co-émergence plutôt qu’émergence !
La co-émergence est d’autant plus indispensable que les stratégies des pays vers l’émergence sont encore des stratégies individuelles, voir individualistes, auto centrées et portées sur eux-mêmes sans grande importance accordée au voisinage ou à la région. Ces voisins constituent pourtant des opportunités dont il serait dommage de se priver. Ces voisins sont également des partenaires quelques fois complémentaires qui peuvent faciliter la réalisation de desseins communs autrement plus porteurs que les ambitions individuelles.
Avant-hier c’était le Gabon ou le Sénégal, hier la Côte d’Ivoire ou la Tunisie, aujourd’hui le Burkina, demain peut-être le Tchad ou le Niger, chacun pense sa croissance sur ses potentialités supposées et ses avantages escomptés. Pas grand monde n’intègre la géographie, la géopolitique et même l’histoire économique qui nous enseignent qu’on ne doit appréhender la prospérité, le développement et l’enrichissement qu’en partage avec les voisins. C’est à cette seule condition qu’on crée l’effet de masse indispensable, qu’on se donne les leviers incontournables pour réaliser les progrès socioéconomiques indispensables à l’émergence.
En outre, dans le contexte d’insécurité grandissante et de flux migratoires déstabilisateurs, la prospérité partagée est impérative pour tous. Aucun pays ne peut espérer s’en sortir seul en ayant autour de lui, plusieurs d’autres en situation de détresse. Aucune barrière ni aucun dispositif juridique ou sécuritaire ne peuvent être efficaces contre des millions d’individus en quête d’espoirs.
L’intégration économique est ce qui fait défaut en Afrique. Ce constat est partagé de même que fait l’unanimité la nécessité de mise en commun de nos forces pour aller de l’avant. La taille de nos marchés, la complémentarité de certaines opportunités et de quelques avantages des pays africains expliquent en quoi on gagnerait à se mettre ensemble. On sait tous que le commerce et les relations économiques africains représentent moins de 15% de leurs échanges extérieurs. Les experts estiment que l’intégration économique est susceptible de générer au moins 2 points de croissance supplémentaires pour tous. Cela est vrai aussi bien au Maghreb qu’en Afrique au Sud du Sahara.
Pourquoi, avec ces évidences, ne verrait-on pas le Plan de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) émergent plutôt que le Plan Mali émergent ? Pourquoi pas le Plan de développement de la Communauté Economique et Monétaire de l’Afrique Centrale (CEMAC) 2030 au lieu du plan Tchad 2040 ?
L’UEMOA avait annoncé une bonne couleur il y a quelques années avec le développement d’un Programme économique régional et l’organisation d’une levée de fonds au Moyen-Orient il y a deux ans avec des promesses importantes. Quelle a été la suite ?
On sait aussi qu’il y a de très grands projets en Afrique, des projets d’intégration (Nouveau Partenariat pour le Développement de l’Afrique – NEPAD, Programme for Infrastructure Development in Africa – PIDA), y compris dans le cas des négociations climatiques (Initiative africaine pour les énergies renouvelables) mais quelles réalisations ?
Les bailleurs de fonds eux-mêmes continuent encore à avoir une vision nationale du développement et s’engagent dans cette perspective avec les États, recyclant des projets et programmes comme engagements de soutien des Plans des pays pris individuellement. Au même moment pourtant, ils nous conseillent de nous mettre ensemble. Ils devraient intégrer cette dimension dans leurs interventions et s’organiser, sur le plan de leurs procédures et de leurs règles internes, à soutenir de manière prioritaire les projets de prospérité partagée entre pays et à l’échelle de régions. Les institutions politiques régionales, qui n’ont pas encore la force, la légitimité, l’autorité nécessaires pour imposer une vision régionale du développement, doivent aussi engager leur mue. Elles devraient prioriser davantage l’intégration économique et la voie de la co-émergence.
Il est impératif pour le continent, à tout le moins ses régions, de mettre en commun quelques idées, projets et les réaliser en leur accordant autant sinon plus d’importance que les cibles nationales. Ces projets « coudront » les pays, les rendront interdépendants et conduiront progressivement les dirigeants à intégrer dans les stratégies de développement de leur pays, cette dimension régionale qui fait dramatiquement défaut aujourd’hui. À ce titre, quelques suggestions d’initiatives, connues par ailleurs car largement commentées, sont à examiner avec attention.
La priorité absolue doit être donnée à l’énergie de manière générale. L’interconnexion électrique entre les pays créera des réseaux pour partager la production et faciliter ainsi l’exceptionnel progrès attendu des énergies renouvelables. Dans la production, on pourrait privilégier les projets importants comme INGA 3 en République démocratique du Congo ou les grandes centrales solaires comme le projet NOOR au Maroc.
La maitrise de l’eau et la production agricole permettront au continent d’assurer la sécurité alimentaire et poser les jalons d’une industrialisation sur fond de développement agro industriel. Le potentiel agricole du continent n’est plus à démontrer et les potentialités en irrigation non plus. On sait l’impact de ces secteurs sur la croissance et la pauvreté.
Le soutien aux filières agricoles non pas dans un pays mais à l’échelle d’une région doit également être envisagé. Par exemple, la filière cotonnière en Afrique de l’Ouest, avec la mise en commun des moyens de production et d’égrenage des différents pays, attirerait immanquablement d’importantes filatures voir des producteurs de textiles. On pourrait faire de même avec la filière cacao qui pourrait générer des valeurs ajoutées significatives en termes de transformation et de génération de revenus si la Côte d’Ivoire et le Ghana se donnaient la main dans ce secteur.
Nous devons penser l’industrialisation non pas nationale mais régionale en nous fondant sur la mise en valeur d’avantages comparatifs pour chaque pays, une plus grande solidarité entre nous et la spécialisation de chacun sur ses forces. Cela soutiendra le marché intérieur et la consommation par les Africains de produits manufacturés de nos pays.
Le secteur des télécommunications offre d’immenses perspectives si on apprend à l’organiser globalement au profit des autres industries. Il faut le décloisonner par des initiatives comme celle envisagée par l’UEMOA en 2017 avec la suppression des frais de roaming entre les pays.
Il est tout à fait envisageable d’engager des politiques communes (entre deux ou plusieurs pays) de soutien aux PME innovantes, aux start up et de la démocratisation des technologies de l’information et de la communication. Cela permettra de faciliter la circulation des idées et la création des entreprises ayant comme champ d’intervention plusieurs pays ou une région, avec de ce fait plus de chances de succès.
Le champ du possible est illimité. Il faut que nous acceptions de l’arpenter en étant persuadés qu’il sera bénéfique pour chacun.
Moussa MARA
www.moussamara.com
Source: Le Pays