En mars 1996, une dépêche de l’A.F.P. répercuta l’annonce par un quotidien de Bamako de l’éveil de la communauté juive malienne. Certes, la nouvelle ne pouvait donc surprendre par elle-même, des Juifs ayant été signalés depuis des siècles en Afrique occidentale : dans la région de Tombouctou, leur présence fut mentionnée avant et après l’islamisation. La vraie question était donc de savoir quel groupement juif avait pu traverser les épreuves et le temps pour réapparaître tout à coup après des siècles de silence. Voyons d’abord, à la lumière des écrits et témoignages, les caractères, les époques, et les lieux d’implantation de ces Juifs signalés en Afrique de l’ouest jusqu’à la fin du XV siècle.
L’ancien empire du GHANA, fondé par des hommes blancs (Tarikh es Soudane) vers l’an 300. Or, selon M. Delafosse, ces rois blancs auraient été des Judéo-syriens chassés par les persécutions romaines de Cyrénaïque, vers 118. À leur arrivée en Afrique occidentale, au VIII° siècle, les premiers Musulmans trouvèrent entre Sénégal et Niger, sur l’emplacement du futur royaume du Mali (Mallal) et le territoire de la Kamnuriyya des populations qui «lisaient la Tawrat» et des groupements juifs qui seront mentionnés par les grands historiens et géographes arabes (El Bakri, Idrissi…). Nous en trouvons confirmation, en quelque sorte dans un récit laissé par un Juif de la tribu de Dan, Eldad le Danite, apparu à Kairouan vers la fin du IX° siècle et qui évoque l’existence, au Sahara, d’un empire juif.
Certes nous savons toute l’histoire du royaume juif du Touat, qui s’est maintenu jusqu’en 1492, et nous savions, sans être en mesure d’en apporter la démonstration qu’une partie de la diaspora touatienne s’était dirigée vers le sud pour tenter de trouver refuge sur l’autre rive du Sahara, après la destruction des communautés de Tamentit et du Gourara. Nous savons aussi que les premiers Européens, tout comme les Musulmans quelques siècles auparavant, avaient rencontré des Juifs en arrivant en Afrique occidentale ; ce fut notamment le cas de : -Valentim Fernandes, qui parle de Juifs au XVI° siècle à Oualata, et de Mungo Park, lequel, vers 1795 à Tombouctou, puis à Sansanding, s’est trouvé en présence de Juifs qui étaient vêtus et priaient «comme des Musulmans». «Vers 1496, Mahmoud Kati signale la présence des Banou Israël : près du lac Fati, dans la région de la boucle du Niger, et précisément à Tendirma, vivaient à la fin du XV° siècle des Juifs, qui s’étaient rendus célèbres par les puits qu’ils avaient creusés, – dont les parois étaient enduites de beurre de karité- et par la qualité de leurs légumes, due à l’eau avec laquelle ils étaient arrosés Tarikh el Fettach)».
En 1500, à Gao, l’Askia Mohamed Touré, à la demande du Cheikh Abd el Krim El Meghili, le bourreau des Juifs du Touat, fit arrêter tous les Juifs touatiens qui vivaient sur son territoire ; El Meghili voulait venger sur eux la mort de son fils «assassiné au Touat par le parti des Juifs.» Cette décision indisposa le Cadi de Tombouctou qui demanda son annulation compte tenu que ces gens ne pouvaient être tenus responsables des événements survenus ailleurs. Les Juifs de Gao retrouvèrent leur liberté, sans que personne n’ait pu savoir ce qu’ils devinrent par la suite. Vers 1865, le rabbin Mardochée aby Serour a rencontré, au cours de ses déplacements le long du Niger, des gens qui lui ont déclaré: «Nous sommes des Juifs et nos ancêtres étaient originaires de Tamentit.» C’étaient les fameux Daggatoun, que personne ne rencontra et dont le nom même resta inconnu après Mardochée. Or, ces gens vivaient parmi les Touareg aouillimiden qui occupent tout le territoire situé au nord du fleuve, de Tombouctou à l’Adrar et à l’Aïr.
Henri Lhôte a, d’une certaine façon, confirmé certains renseignements donnés par Mardochée quand il m’a affirmé que les Touareg avaient razzié des Juifs du Touat, et en particulier les forgerons ; ce qui peut expliquer, d’après lui, l’existence de fractions comme les Ida Houssaq [les fils d’Isaac], les Enaden… Sans tirer de conclusions, Théodore Monod a lui aussi été frappé par tout un faisceau d’éléments concordants : du symbole de la Magen David (ou Sceau de Salomon) placé au-dessus d’une porte à Ouadane, à la pierre gravée en hébreu de Ghormali, en passant par les inscriptions latines de Carthage, les «Altercations» de Saint Augustin, les cartographes juifs majorquins du Sahara… (L’Hippopotame et le philosophe, Actes-sud, 1993, pp. 239-247). Et je ne parlerai pas de toutes les ethnies africaines dont les origines juives présumées n’ont jamais été démontrées : Peuls, Mandés, Bafour… ni de tous les symboles gravés ici ou là en Afrique occidentale, assez mystérieux pour donner lieu à toutes les controverses, mais qui rappellent la tradition magico-cabbalistique ! Lesquels de ces «Juifs» disparus s’étaient réveillés soudain pour revendiquer leur origine ? Bien évidemment, le plus simple, si je puis dire, était d’aller se rendre compte sur place et d’essayer de tirer au clair l’affaire des Juifs du Mali. J’ai effectué ce voyage en juillet-août 1996 et je dois dire que, malgré certaines déceptions, les résultats obtenus sont plus que satisfaisants :
Dans les villages du fleuve autour de Tendirma, un nom mystérieux est resté dans toutes mémoires : les Banou Israël [littéralement, les Fils d’Israël]. Leur trace s’était perdue à cet endroit exactement en 1493-1494, les rendant à ce point énigmatiques que les chercheurs ont fini, en désespoir de cause, par s’en tenir à la conclusion simple que le nom n’avait rien d’hébraïque, étant dû, à une rencontre fortuite très probablement !…
À Tendirma, j’ai pu voir l’emplacement du dernier puits et le «cimetière des Juifs», selon toute vraisemblance, il s’agirait plutôt d’un charnier : les squelettes à fleur de terre, leur position et l’enchevêtrement des ossements, tout semble indiquer que leur mort ne fut pas naturelle, qu’ils n’ont pas reçu de sépulture… Il fallait chercher ailleurs les descendants des rescapés et essayer de savoir si cette communauté juive malienne existait réellement, comment elle avait survécu, ce qu’elle pouvait avoir conservé de ses origines juives, des traditions, croyances et pratiques… Car une chose devenait certaine : tous les Banou Israël n’avaient pas été massacrés à la fin du XV° et beaucoup ont pu sauver leur vie en acceptant l’islamisation. Etrangement, ces gens ne semblent avoir oublié ni leur origine juive ni, pour certains, leur patronyme ; c’est ainsi que nous avons pu rencontrer des Al Ihudi, des Al Kuhin [Cohen]…
En fait, nous étions loin du fol espoir de retrouver de nouveaux Falasha. Coupés de tout lien avec les communautés, les Juifs du Mali ont tout perdu, jusqu’à la signification du mot «Juif» qui a été vidé de sa substance par cinq siècles d’islamisation forcée ; tout est faussé dans leur esprit et s’ils se croient «Juifs» comme leurs voisins sont Dogons, Songhay, Bambaras, les plus fervents continuent à accompagner leur signature d’une «étoile de David» qui a tantôt six, tantôt cinq branches ! Sans doute ne faudra-t-il pas rejeter ces 2000 Juifs du Mali dont le mérite immense doit être reconnu d’avoir, dans des conditions peu imaginables, préservé la seule chose demeurée inviolable : la mémoire de leur origine. Les Communautés européennes et américaines, dont ils attendent beaucoup, devront tendre la main à ces frères, (naguère perdus à jamais, et resurgis du néant, miraculeusement) qui attendent leur aide pour sauver leurs enfants de la famine, des épidémies de méningite, pour leur faire donner une éducation.
Les Daggatoun
En me rendant au nord-Mali, j’ai voulu, par la même occasion, vérifier les affirmations concernant les Daggatoun, tenter de voir s’ils existaient encore, et, à condition qu’ils l’aient conservé, savoir quel souvenir ils pouvaient avoir de leur origine, cent trente ans après le passage du rabbin Mardochée. Mardochée aby Serour avait écrit que les Daga étaient «blancs comme neige» et ils sont en effet très clairs, les femmes et les enfants, particulièrement fins, ayant une peau bien blanche. Le plus surprenant, peut-être, fut de rencontrer parmi les Touareg de Gao, Bourem, Tombouctou…des gens qui, sans hésitation, se déclaraient d’origine juive ; et dont le nom IMRAD, en tamachek (la langue des Touareg), ou, en songhaï «DAGA» désigne ceux-là même qu’à la suite d’une erreur de traduction, Isidore Loeb avait appelés les DAGGATOUN, la fameuse «tribu d’origine juive vivant parmi les Touareg». Evidemment, j’étais impatient de vérifier les renseignements donnés par Mardochée en 1880, et je dois avouer que je n’ai pas été déçu : si quelques Daga seulement disent que leurs ancêtres venaient du Maroc, qu’ils faisaient le commerce du sel et du tabac…, d’autres se déclarent nettement d’origine juive et touatienne, ce qui renforce la thèse d’une migration vers le sud après les persécutions et les massacres infligés aux Juifs du Touat, en 1492. Avec les DAGA, nous n’étions pas au bout de nos surprises : non seulement leur lexique est riche de mots pour nous troublants : par exemple les notions telles que «savoir, connaître» sont exprimées par le mot «TALMUD», mais il existe, près du lac Faguibine (Ouest de Tombouctou), une tribu touarègue appelée KEL IZARIYEL; du reste, nous avons trouvé des prénoms tels que ELI, IZARIYEL, et parmi les patronymes LEWI (ou LEWAY)… Autant d’éléments pourraient paraître chacun insuffisant; un tel faisceau reste impressionnant… Sans doute faudra-t-il entreprendre d’autres voyages dans la boucle du Niger pour mener à bien toutes les recherches restant à effectuer, essayer de glaner un complément de renseignements sur d’autres groupes d’origines diverses (Enaden, Ida Ous’haq…) et sur ces Juifs du Mali pour les aider matériellement leur situation étant particulièrement désastreuse aux plans sanitaire, éducatif…
Par Jacob OLIEL
Source : www.sefarad.org/