Moboutisation
«Je défie quiconque de donner le numéro d’un compte bancaire, à travers le monde entier, portant mon nom. Il n’y a rien ! Depuis des années, on parle, on parle : “Moboutu est très riche !» Je défie qui que ce soit de le prouver !» Sourire narquois, la toque de léopard inclinée, le président zaïrois s’adresse aux journalistes qu’il incrimine à souhait. «C’est vous qui m’attribuez des sommes astronomiques à travers vos pages de journaux et vos images de télévision».
La fortune du chef de l’État zaïrois ? Des milliards de dollars. Il serait l’homme le plus riche du monde. De l’avis de plusieurs spécialistes, chercheurs et hommes politiques, le président zaïrois, par le jeu des prête-noms et par le biais de sociétés entières, détiendrait la plus grosse fortune du monde. En une trentaine d’années, il aurait accumulé une fortune colossale dépassant la dette extérieure de son pays. Dans les années 1975 déjà, il prêtait de l’argent à son pays ! Et les Zaïrois ont organisé des marches de soutien pour le remercier : «Grâce à la gentillesse et au patriotisme du père-fondateur de la Nation, notre pays a bénéficié d’un prêt qui lui évite les humiliations que font subir les pays prêteurs…».
Ce n’est point cette fortune seulement qui mérite que l’on s’y attarde, mais aussi la manière dont elle a été amassée. Plus on est riche, plus on cherche à amasser des richesses. Cela est connu.
Mais, dans le cas présent, peut-on un seul instant prétendre être responsable d’un pays et d’un peuple et chercher pendant toute une vie à bâtir une fortune personnelle au détriment de ce pays et de ce peuple ? Quel seuil de dégradation morale faut-il atteindre pour ne plus se soucier du peuple dont on est le représentant aux yeux du monde ?
Le cas de Moboutu n’est pas isolé en Afrique. Alors, nous nous interrogeons : A quel moment peut-on dire qu’un chef d’État africain a oublié jusqu’à l’existence de son peuple et se considère comme un étranger dans le destin de son pays ?
Ces questions sont importantes lorsqu’on veut faire le diagnostic du régime en place. Oui ou non, un chef d’État d’un pays africain a-t-il oublié l’existence de son peuple pour n’amasser que sa propre fortune ? Oui ou non, lui et son entourage peuvent-ils conduire ce peuple dans une guerre civile, le voir souffrir de misère et s’en détourner pour bâtir leur fortune ?
À quel moment doit-on considérer qu’un dirigeant africain s’est “Moboutisé” ?
Deux faits peuvent nous alerter de la “Moboutisation” d’un chef d’État africain. Le premier fait est le refus de démocratiser réellement le pays. Cela se sanctionne par une autocratie, un culte du pouvoir sans partage et la férocité qu’on met à le conserver. Quand un chef d’État peut tuer sans sourciller ses adversaires politiques ou tous ceux qui refusent la génuflexion, il n’a aucun scrupule à vider les caisses de l’État, à piller les richesses du pays pour bâtir sa propre fortune. Il se “Moboutise”. Tout est lié. Si un chef d’État africain n’a aucun souci à violer les lois, la Constitution, les valeurs morales et culturelles de son peuple, il se “moboutise” à coup sûr.
Le deuxième fait qui doit alerter de la “Moboutisation” d’un chef d’État africain est perçu dans la gestion des biens publics par le régime tout entier. Quand un régime “autorise” ses hommes à piller impunément les richesses du pays, quand les seules fautes punies par ce régime sont la subversion ou l’opposition contre ce régime ; c’est que le chef à la tête de ce régime se “Moboutise”. Détourner les biens publics, se laisser corrompre ou corrompre soi-même deviennent des pratiques naturelles et acceptables. Quand un président se “Moboutise”, il n’a plus ni d’yeux ni d’oreilles pour s’occuper de ceux qui l’imitent. Il est évident que, pour sanctionner les autres, non seulement il faut reconnaître que leurs actes constituent des fautes, des erreurs ou des crimes, mais surtout il faut que ces comportements vous soient étrangers. L’exemple vient du sommet et est imité par la base. La vertu s’enseigne et s’impose par un comportement vertueux de la part de l’enseignant comme du chef.
L’épanouissement de la corruption annonce un degré élevé de la “Moboutisation” du chef de l’État et son entourage. Le refus de la démocratisation véritable, avec un désir affiché de régner à vie, est le signe d’une “Moboutisation” très avancée du chef de l’État et son régime. Le Moboutu du Zaïre n’est pas seul. Dans plusieurs pays de notre continent, des responsables rusent avec les lois et la constitution pour régner à vie. Ils pillent et trompent leur peuple comme Moboutu.
Dans de nombreux pays à travers le continent, des chefs d’État refusent toute alternance, bâtissent des pouvoirs autocratiques et monarchiques. Ils pillent leur pays et amassent des fortunes personnelles à l’étranger. Dans les régimes africains, telle serait donc l’ultime question : le chef de l’État ne se “Moboutise”-t-il pas ? La réponse peut être vite trouvée, pourvu que l’on s’interroge. Prenons-en seulement la peine.
Norbert Zongo L’Indépendant n°193 du 22 avril 1997
N.B: L’Indépendant du Burkina Faso