C’est l’indépendance, enfin. A Léopoldville, les cérémonies sont empreintes de solennité. En ce 30 juin 1960, Baudoin, roi des Belges, et Patrice Lumumba, Premier ministre du Congo, prononcent des discours historiques. Deux hommes, deux mondes, s’affrontent. Des documents récemment déclassifiés par le ministère français des Affaires étrangères décrivent l’escalade qui débouchera sur une crise internationale et l’assassinat de Lumumba.
Après le pape, dont on a lu un message, la parole est au roi. Au Palais de la Nation, ancienne résidence du gouverneur général, le jeune Baudoin vante le « génie du roi Léopold II », l’ex-propriétaire du Congo. Puis, c’est au tour de Patrice Lumumba, dirigeant charismatique qui incarne, au Congo et bien au-delà, l’anticolonialisme qui gagne l’Afrique et l’Asie. Le Premier ministre élu s’adresse aux Congolais – et non au roi –, charge la Belgique et dénonce « l’humiliant esclavage qui nous était imposé par la force ».
Le corps diplomatique, réuni pour l’occasion, est sidéré. La puissance coloniale devait remettre le pouvoir en grande pompe aux nouveaux maîtres de Léopoldville. En lieu et place, c’est le choc de deux hommes, de deux mondes.
Pour tenir Paris au courant, l’ambassadeur de France, Pierre-Albert Charpentier, rédige un télégramme sur les discours prononcés. Celui de Baudoin, flatteur pour la Belgique, était « à l’extrême opposé de l’autocritique », raille l’ambassadeur.
Celui de Lumumba, rapporte le diplomate, se résumait quant à lui à « une violente diatribe contre le régime d’exploiteurs, de fusilleurs et de colonialistes dont le Congo était enfin débarrassé ». Les propos du Premier ministre embarrassent visiblement Baudoin qui, relève cet observateur attentif, « parlait avec ses voisins ».
« L’étoffe d’un homme d’État »
L’ambassadeur reconnaît des qualités au Premier ministre. Malgré sa jeunesse – il n’a que 35 ans –, il personnifie la nation congolaise face à de « frustes chefs de clans » empêtrés dans « leurs intérêts (et) leurs haines traditionnelles », estime-t-il.
Dans les télégrammes qu’il envoie par télex au Quai d’Orsay (siège du ministère des Affaires étrangères à Paris), Charpentier ne dissimule pas son admiration pour « l’habile, l’agressif, le courageux M. Lumumba ». A ses yeux, sa personnalité « se détache nettement des hommes politiques falots qui l’entourent ». Dans un autre câble, cet observateur va encore plus loin, déplorant l’absence d’hommes politiques au Congo — « en dehors du Premier ministre ».
Cela n’empêche pas Charpentier de craindre que le chef du gouvernement ne se transforme vite en chef tout court. « Il est probable que (…) Lumumba sera, dans quelques mois, l’homme fort du Congo, écrit-il, le 7 juillet 1960. Ce qui est rassurant car il a, d’après ceux qui le connaissent, l’étoffe d’un homme d’État, mais préoccupant quand on sait son admiration pour Nkrumah et pour Nasser. »
Les présidents du Ghana et de l’Égypte n’inspirent aucune confiance aux puissances occidentales en ces temps de Guerre froide. Le premier, héraut du panafricanisme, a volé à l’aide de la Guinée du marxiste Sékou Touré. Le second, un des « pères » du mouvement des non-alignés, a nationalisé le canal de Suez, en 1956, provoquant un conflit armé avec la France, le Royaume-Uni et Israël.
Les ambassadeurs occidentaux à « Léo » n’ont pas tous un regard aussi bienveillant sur Lumumba. Charpentier le sait bien : « Les uns le considèrent comme l’homme fort du régime, souligne-t-il, d’autres, dont mon collègue américain [Clare Timberlake], estiment qu’il est fou. »
Tout oppose Lumumba à la Belgique
Au Quai d’Orsay, on voit moins ce dirigeant nationaliste basculer dans le bloc soviétique que dans le camp des non-alignés. La fiche que lui consacre le ministère insiste sur sa personnalité, laquelle suscite l’inquiétude. « M. Lumumba n’a cessé de passer d’un extrême à l’autre », assure ce document, faisant tantôt appel au maintien de la présence belge en Afrique, tenant tantôt des propos « d’un nationalisme outrancier ».
Tout oppose Lumumba à la Belgique. Le Premier ministre ne veut pas du drapeau qu’elle propose pour le Congo ; il le considère d’inspiration coloniale (parce que son étoile représenterait les lumières de la civilisation occidentale). Il ne veut plus de ses missionnaires ; Lumumba écrit au Vatican pour demander leur remplacement par des religieux français. Surtout, il réclame l’élection du chef de l’État au suffrage universel direct. Pour la Belgique, qui y voit une simple manœuvre lui permettant de cumuler les postes de Premier ministre et de président, c’est le comble !
A Bruxelles, l’ambassadeur de France, Raymond Bousquet, ne cache pas l’inquiétude que lui inspire Lumumba. Dans les jours qui précèdent l’indépendance du Congo, le diplomate cherche à mettre Paris en garde contre ce fondateur du Mouvement national congolais (MNC).
Le Premier ministre joue, certes, un rôle important à Léopoldville. « Pour le meilleur et pour le pire, assure Bousquet, M. Patrice Lumumba tient à l’heure actuelle dans ses mains l’essentiel du destin du nouvel État congolais »
Mais ce diplomate craint que Lumumba ne se transforme en tyran s’il venait à cumuler les fonctions de chef de l’État et du gouvernement. Avec « une équipe à sa dévotion (sa) tendance à l’autoritarisme pourrait aller croissant, craint-il, le chef du MNC n’ayant jamais caché sa préférence pour les méthodes totalitaires. »
En tant que ministre de la Défense, Lumumba aura autorité sur la Force publique (en voie de devenir l’Armée nationale congolaise). Cela pourrait lui faciliter la tâche s’il décidait la « liquidation autoritaire des oppositions », soutient l’ambassadeur Bousquet, dont les télex reflètent le point de vue de ses interlocuteurs belges.
« Lumumba pouvait et devait réussir »
Le rôle de la Belgique au Congo est loin de faire l’unanimité, y compris en Occident. La décolonisation « à la belge » est parfois décriée par l’autre puissance coloniale de l’Afrique centrale…
« La politique des Belges est décevante, écrit l’ambassadeur Charpentier depuis Léopoldville. Ils ne sont pas aimés et les Flamands sont détestés. Or, ils agissent comme s’ils conservaient leur responsabilité. » Surtout dans la Force publique, que tant de nationalistes considèrent comme une force d’occupation, d’autant plus qu’elle continue d’être dirigée par un général… belge.
11 juillet 1960 : Moïse Tshombe, que soutient l’Union minière du Haut-Katanga, le groupe belge, proclame l’indépendance du Katanga, province du cuivre. Lumumba, qui craint l’éclatement du pays, se précipite à Élisabethville. Mais son avion est empêché d’atterrir à « É’ville » par des militaires belges. L’impuissance du Premier ministre est plus criante que jamais.
Au fil des mois, sa position continuera de s’effriter, surtout après le coup d’État du colonel Joseph Mobutu, chef d’état-major de l’armée, le 14 septembre 1960. Ambitionnant de « neutraliser » le président, Joseph Kasa Vubu, et son Premier ministre, l’officier confiera le pouvoir à une junte composée de jeunes Commissaires.
Alors que s’installe « l’anarchie » — terme qui revient constamment dans la correspondance diplomatique –, la position de Lumumba devient intenable, d’autant plus que les militaires et policiers se mutinent. « Avec une armée disciplinée et une police bien en main, écrit Charpentier, Lumumba pouvait et devait réussir. Mais l’armée et la police étaient et restent indisciplinées. » Le non-versement de la solde y est sûrement pour quelque chose…
Le Premier ministre a, malgré tout, certains atouts en main. « [Lumumba] dispose de l’appui des soldats de sa tribu qui sont littéralement à sa solde, poursuit Charpentier dans ce télégramme daté du 25 septembre 1960. En revanche, le restant de l’armée est contre lui et il a fort à faire pour assurer sa sécurité personnelle et celle de ses collaborateurs, qui passent la nuit hors de leur domicile pour échapper aux “commandos” du colonel Mobutu. »
Le président Kasa Vubu, qui cherche à l’affaiblir finira par révoquer son Premier ministre, provoquant une crise constitutionnelle. Alors que les cadres européens partent, que les usines, mines et magasins ferment, que le nombre de chômeurs augmente, la grogne monte presque partout.
« C’est ce qu’attendait patiemment le président de la République pour démolir, puis anéantir, son adversaire, analyse Charpentier. Avec une apparence d’impassibilité mais un talent extraordinaire de manœuvrier, il l’a petit à petit diminué, privé de ses appuis extérieurs et intérieurs, l’a usé, lui a fait perdre la face. » Avant que Lumumba ne perde la vie.
Par Africa24monde Avec RFI
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