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De la «Tontoncratie» à la «mangeocratie»

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La corruption et l’enrichissement illicite ne sont pas des spécificités africaines, mais ils rongent l’Afrique déjà profondément affaiblie par des maux historiques, multiples et multiformes.

La corruption et l’enrichissement illicite en Afrique sont des crimes économiques et financiers qui empêchent le développement des pays, des crimes qui privent les populations de l’essentiel, et augmentent le nombre de candidats à l’émigration clandestine. Ce sont des crimes qui favorisent les trafics en tout genre, et le terrorisme. Ce sont des crimes qui gangrènent les sociétés africaines de façon structurelle, de la tête de l’Etat aux gens les plus modestes, en passant par les opérateurs économiques locaux, les multinationales, les mondes du sport et de la culture, l’armée, et la fonction publique.

La corruption et l’enrichissement illicite en Afrique sont fondés sur le clientélisme, le népotisme, le clanisme, c’est ce que certains appellent la Tontoncratie. Ce sont les détournements de deniers publics, les dessous de table, les contrats commerciaux, miniers et pétroliers, qui sont tous plus juteux les uns que les autres pour les individus qui les signent. Les gens prennent le prix de la kola, comme on dit. Ils mangent. C’est le monde de la mangeocratie. La corruption et l’enrichissement illicite en Afrique, c’est aussi l’accaparement des terres que des familles cultivent depuis des générations, des terres accaparées par des gens sans scrupules, à la solde de promoteurs immobiliers, locaux ou internationaux, qui achètent de faux titres fonciers à des notaires, ou des élus locaux véreux.

En Afrique comme ailleurs, la corruption, c’est un corrompu et un corrupteur. C’est glisser un billet à un policier qui vous menace sans raison, c’est glisser un billet à un petit fonctionnaire pour obtenir un document administratif, alors que vous savez que le document est officiellement gratuit, et que le fonctionnaire ne fait que son travail. C’est payer pour que votre dossier avance d’un service à l’autre. C’est donner un billet au douanier pour que vos bagages ne soient pas contrôlés à la frontière. C’est payer pour que votre enfant ait des bonnes notes à l’école, pour qu’il connaisse les sujets d’examen avant le jour J. ou qu’il soit admis à un concours sans l’avoir mérité.

Ces fléaux ont comme meilleurs alliés l’argent liquide qui passe de main en main, et la multitude d’intermédiaires qui brouille les culpabilités. Ce sont les fausses factures, les surfacturations, les exemptions fiscales et douanières qu’on obtient en reversant à celui qui vous a arrangé un pourcentage de ce qu’il vous a fait gagner. Ce sont les bons de carburant sortis de nulle part, ce sont les primes de Tabaski par exemple, payées aux fonctionnaires qui ne se demandent pas d’où vient l’argent, c’est le silence de l’autre qu’on achète en partageant un peu le gâteau.

Lors d’une rencontre pour lutter contre la corruption, si on demandait aux gens de se lever s’ils n’ont jamais glissé un billet à quelqu’un pour obtenir quelque chose, on serait surpris de voir que quasiment tout le monde reste assis. La corruption, c’est donner au citoyen quelques billets, des T-shirt ou un sac de riz, et pourquoi pas une moto, en échange de sa voix le jour du scrutin. La corruption, c’est graisser la patte aux médias griots pour qu’ils chantent vos louanges, sous le faux prétexte de respecter la tradition. La corruption, c’est faire taire les activistes les plus vulnérables avec quelques millions volés dans la caisse. La corruption, ce sont les valises de billets de banque qui font les régimes qui arrangent, ce sont les valises de billets de banque qui défont les régimes qui dérangent.

L’enrichissement illicite, c’est accumuler en un temps record une fortune que la fonction que vous occupez ne pourrait pas vous apporter en une vie entière. L’enrichissement illicite, ce sont les biens mal acquis. Les conséquences de la corruption et l’enrichissement illicite, ce sont les salaires très bas et souvent payés avec des mois de retard dans la fonction publique sous prétexte que les caisses sont vides. C’est le chômage des jeunes qui n’ont pas de relations, c’est la pauvreté, la misère, le désespoir. La conséquence de cette corruption, c’est le système D. C’est la débrouille des petites gens pour survivre, car il faut bien se débrouiller quand on a les 20 ou 50 personnes de la grande famille à sa charge. La conséquence de cette gangrène généralisée, c’est aussi la pression sociale que subit celui qui a un emploi fixe dans la fonction publique ou une entreprise privée.

En effet, quoique les gens soient très critiques à l’égard de ceux qui s’enrichissent illicitement, beaucoup ne refuseraient pas d’en faire autant s’ils en avaient l’occasion. Ils attendent énormément de leur parent qui pourrait tout de même manger un peu… Parfois les gens n’hésitent pas à le mépriser et le traiter d’incapable s’il ne répond pas aux espérances de la famille. C’est ce qu’on pourrait appeler le paradoxe africain. La plupart des pays africains reçoivent des fonds du FMI, de la Banque mondiale, de l’Union européenne ou d’autres Institutions financières internationales. De manière générale, lorsque ces fonds sont alloués sous forme d’aide à projets, ils financent des projets précis. Donc le suivi citoyen est assez facile. Mais s’ils sont décaissés sous forme d’aide budgétaire, ils vont directement dans le budget de l’Etat récipiendaire, sans affectation particulière. Et là, il est quasiment impossible de suivre ce qu’ils deviennent.

De plus, ces fonds, qui comme beaucoup de prétendues «aides» alourdissent le poids de la dette publique, sont toujours assortis de conditionnalités. Et les principales conditionnalités sont l’amélioration de la «gouvernance» et la lutte contre la corruption. Donc, pour que ces fonds soient pérennisés, les gouvernements ajoutent systématiquement ces deux volets à leur déclaration de politique générale. Ils organisent des conférences pour prouver qu’ils sont de «bons élèves», ils font voter des lois qui officialisent leur volonté de lutter contre la corruption, ils trouvent les budgets pour créer des commissions gouvernementales, chargées de veiller à la transparence de l’utilisation des finances publiques, etc., etc. Mais personne n’est dupe. Comment les composantes de l’Etat, principal acteur de la corruption et de l’enrichissement illicite, peuvent-elles prétendre être juges du système dont elles font partie ? Comment la justice peut-elle faire respecter les lois anti-corruption alors qu’elle est souvent liée au pouvoir, et aussi corrompue que le reste ?

Il est de plus en plus fréquent que les chefs d’Etat, les membres du gouvernement, et les élus, soient contraints par la loi de déclarer leur patrimoine dès leur prise de fonction, mais force est de constater que beaucoup rechignent à le faire. De toutes les façons, il faudrait aussi que leurs conjoints, enfants et parents soient contraints de faire la déclaration de leur propre patrimoine, car l’expérience montre que l’enrichissement illicite est une affaire de famille. Certains Etats, comme le Rwanda et le Botswana, ont entrepris une guerre sans pitié contre la corruption, que certains qualifient de dictatoriale. Ces Etats ne se contentent pas de sanctions administratives et disciplinaires, ils engagent des poursuites judiciaires envers les gens soupçonnés de corruption. Les gens jugés coupables devraient être condamnés à rembourser l’argent qu’ils ont volé. Cela dissuaderait un peu les candidats au vol, et renflouerait les caisses des Etats.

Au Burkina, le président Roch Kaboré a demandé un audit des organes et institutions, afin de connaître le préjudice financier que les régimes précédents ont fait subir au budget de l’Etat, donc aux populations.  En Ouganda, une application pour smartphone permet aux citoyens de vérifier si les projets pour lesquels des fonds publics ont été décaissés, voient effectivement le jour. Si ce n’est pas le cas, ils peuvent, de façon anonyme, dénoncer la situation via leur téléphone. L’information est ensuite transmise aux autorités concernées.

En mars dernier, l’Etat malien a créé l’Office central de lutte contre l’enrichissement illicite.  C’est une structure  qui attend des Maliennes et des Maliens qu’ils dénoncent ceux qui s’enrichissent de façon suspecte, mais aussi qu’ils dénoncent toute corruption, à quelque niveau que ce soit. Si les gens osent dénoncer, cela renforcera probablement la méfiance qui existe déjà, car beaucoup soupçonnent l’autre de manger. De plus, en Occident comme en Afrique, l’Histoire a montré qu’appeler les gens à dénoncer, génère parfois des actes de vengeance envers collègues ou voisins, si ce n’est entre parents. On peut affirmer que seule une volonté politique concrète, rigide et absolue peut venir à bout de la corruption et l’enrichissement illicite, à condition qu’elle soit imposée à l’ensemble des acteurs étatiques et privés. Elle doit aussi être clairement expliquée aux populations.

Les gens devront en effet savoir ce qu’ils sont en droit de refuser et d’exiger quand ils ont affaire à l’administration. Ils devront aussi accepter d’accomplir leurs devoirs citoyens, payer leurs impôts, payer les taxes pour obtenir la vignette moto par exemple, et répondre de leurs manquements devant la justice. Eux aussi devront renoncer à la Tontoncratie.  Déclarer la guerre à la corruption et à l’enrichissement illicite signifie provoquer un changement de paradigme total, une modification profonde de fonctionnement à tous les niveaux de la société, et de la part de quasiment tous les citoyens,  ce qui ne peut pas se faire sans rencontrer une certaine résistance.

L’Etat, qui veut gagner cette guerre, doit mener plusieurs batailles de front. Sélectionner les gens selon leurs compétences, plutôt que de choisir les parents et amis. Informatiser les services pour que tous les documents, les subventions et partenariats puissent être obtenus et payés en ligne ou par virement bancaire. Mettre un terme à l’évasion fiscale et douanière, afin d’avoir les moyens d’augmenter de façon substantielle les salaires des petits et moyens fonctionnaires qui n’auront alors plus besoin de chercher l’argent ailleurs. Et, condition sine qua non, l’Etat doit accepter l’indépendance totale de la justice, car nul ne pourra plus être au-dessus de la loi, et les crapules devront cesser de chanter que si les bœufs de ton village broutent les cultures de ton village, personne ne pourra aller se plaindre à personne ?

Tontoncratie mangeocratie

Françoise WASSERVOGEL

Source: Le Reporter

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