Thomas Sankara a été tué par des éléments de la sécurité présidentielle, dirigée à l’époque par Blaise Compaoré et Gilbert Diendéré. L’implication de Blaise Compaoré a été immédiatement posée. Il reste aujourd’hui encore considéré comme le suspect numéro 1. L’ancien président du Burkina et son adjoint affirment qu’ils n’ont donné aucune instruction. 30 ans plus tard, les témoignages se contredisent.
Pourtant, Thomas Sankara et Blaise Compaoré étaient bien plus que de simples camarades. Fidèle Kientega, un compagnon de la première heure de Thomas Sankara, se souvient de leurs liens de fraternité et d’amitié : « Thomas lui faisait confiance de façon absolue. » Les parents de Thomas Sankara avaient même « adopté » Blaise Compaoré comme leur fils. « On disait même que ses parents préféraient Blaise ! C’était dans nos coutumes. Ici quand vous avez un fils qui a un ami et que vous l’adoptez, c’est cet ami que vous considérez d’abord comme votre fils et votre propre fils vient après. C’est dans le sens sacré et noble. »
Fidèle Kientega, qui occupait le poste de conseiller diplomatique à la présidence, les voyait tous les deux au quotidien « bras dessus, bras dessous, emmêlés. » Il précise qu’à la présidence, dans un cadre plus officiel, quand on les croisait, les rapports étaient plus « policés. » Les deux hommes affichaient moins leur complicité, la connivence, la camaraderie. « Mais en privé, en famille, ils pouvaient se disputer comme des petits gamins. . » Et Fidèle Kientega de conclure : « C’était la confiance totale. Ça se sentait. C’étaient des gens qui avaient fait un long chemin ensemble et que rien ne sépare. Et que rien ne sépare », répète-t-il.
Fidèle Toe, un ami d’enfance de Sankara – les deux hommes se sont rencontrés au Lycée Ouezzin Coulibaly de Bobo Dioulasso –, se souvient lui aussi de ces moments d’amitié quand il est rentré en 1979, à la fin de ses études en France.
« Thomas louait une maison – qui se trouvait à Samandin -, trois pièces, un salon, une cuisine. Blaise avait sa chambre là-bas. Nous nous retrouvions certains soirs avec Mariam. On buvait un peu de bière. Mais Thomas Sankara était toujours avec son Fanta coupé avec de l’eau car c’était trop sucré. Il ne buvait ni alcool, ni café. Du reste, je sais très bien que, quand on était au lycée, c’est moi qui buvais son café au lait. Thomas ne voulait pas boire de café, parce qu’on disait que ça faisait trembler les mains et lui voulait avoir une main sûre pour être adroit. »
Fidèle Toe rappelle l’atmosphère qui régnait alors au cours de ces soirées. « Nous parlions du monde, de la politique. D’autres amis venaient aussi comme feu le professeur Somé Valère. Blaise était là et personne ne pouvait soupçonner que Blaise un jour pouvait se retourner contre Thomas Sankara. »
« La confiance était absolue », insiste Fidèle Kientega. « Ils se voyaient tous les jours et quand Thomas n’était pas là, c’est Blaise qui venait le remplacer dans son bureau, sur le fauteuil présidentiel. Il présidait les réunions et prenait les décisions ».
La brouille
Que ce soit du côté des proches de Thomas Sankara ou du côté des soutiens de Blaise Compaoré, il est clair que la relation entre les deux hommes s’est distendue au fil des quatre années de pouvoir. Et qu’une crise s’est installée sans que l’on en sache avec certitude ni les raisons ni l’origine.
Basile Guissou, qui fut dans tous les gouvernements du 24 août 1983 au 4 août 1987, d’abord à l’Environnement, ensuite aux Affaires étrangères et enfin à l’Information, l’atteste : « L’attelage portait les germes de la crise. C’était le roi et le faiseur de roi. Tout le monde savait que le coup d’Etat du 4 août 1983 qui porta Thomas Sankara au pouvoir était d’abord l’œuvre de Blaise Compaoré et de ses commandos. Sankara, lui, était le roi. Donc il y avait ce rapport : “qui t’a fait roi”. Même en Conseil des ministres, on ne s’adressait pas à Blaise Compaoré comme aux autres ministres ». Selon lui, le conflit était « latent » et, même s’il n’était pas ouvert, il était là. « Au fil de l’exercice du pouvoir, l’un ou l’autre veut s’affirmer. »
Le capitaine Pierre Ouédraogo, patron des Comités de défense de la Révolution (CDR), un des personnages clés de cette époque, a décelé pour sa part des signes de changement chez Blaise Compaoré, surtout après son mariage, le 29 juin 1985, avec la Franco-Ivoirienne Chantal Terrasson de Fougères, dont on disait que la famille était proche de Félix Houphouët-Boigny, président de la Côte d’Ivoire.
« C’est après ce mariage qu’on a commencé à voir quelques “signes d’embourgeoisement” dans le langage de l’époque. Blaise a commencé à avoir un niveau de vie avec le confort autour qui avait changé. Blaise Compaoré, on le connaissait très bien. Quand on allait chez lui à Pô, par exemple, les verres, il n’y en avait pas deux qui se ressemblaient. C’était tellement rustique… que ce changement m’a paru quelque chose de significatif […] Quelque chose était en train de changer. »
A partir de 1985, avec ce mariage, les relations entre Blaise Compaoré et l’entourage du chef de l’Etat se dégradent, mais la révolution se poursuit. Au fil des mois, avec les erreurs et les abus de la révolution, l’enthousiasme populaire commence, lui aussi, à faiblir. Les frustrations s’accumulent. Le mécontentement grandit, comme l’observe Etienne Traoré, secrétaire général du Syndicat national du secondaire et du supérieur (SNES) : « Des gens disaient qu’ils n’étaient pas contents de la révolution. Sankara en était conscient. Les travailleurs devaient subir beaucoup de sacrifices. Les salaires, il fallait les augmenter au lieu de passer le temps à égratigner des parties ». Quant aux chefs traditionnels, le régime s’était attaqué à leurs pouvoirs. « Dès le départ, ils se sont recroquevillés sur eux-mêmes. » Le syndicaliste parle de « rupture totale ».
Certains affirment que Blaise Compaoré a alimenté ces frustrations pour rendre le président impopulaire. Sans aller jusque-là, la plupart des collaborateurs de Thomas Sankara estiment que Blaise Compaoré a au moins surfé sur le mécontentement. Ils pensent notamment à ceux qui, nombreux, espéraient jouir des avantages du pouvoir pour améliorer leur quotidien et pour qui la rigueur du chef devenait insupportable. « Quand vous voulez l’intégrité jusqu’au bout, à un moment donné, vous êtes embêté », affirme Fidèle Toe et, pour l’illustrer, l’ami d’enfance relate une anecdote au moment où le bouillant capitaine a dû se résoudre à changer sa vieille R5. Il se souvient de ses propos de l’époque : « C’est un problème parce que cette voiture, je ne peux pas la vendre. Un président qui met sa voiture en vente, ça paraît ridicule. Mais si je me mets à acheter un véhicule, on va penser que j’ai volé, que j’ai puisé de l’argent dans les fonds de l’Etat. » Il est arrivé que des chefs d’Etat, comme Mouammar Kadhafi, lui donnent des véhicules, mais Thomas Sankara les affectait immédiatement au parc de l’Etat. « Est-ce qu’il faut que j’achète un véhicule d’occasion depuis un pays européen ? », s’est alors interrogé Thomas Sankara. « Il m’a dit : “Sincèrement, Fidèle, je ne trouve pas de solution”. »
Si au début de 1987, la crise n’est pas véritablement ouverte entre les deux hommes, elle n’est plus un secret pour personne. Le pouvoir se divise entre pro-Sankara et pro-Compaoré. « On était entrés dans une logique d’affrontement, explique le ministre Basile Guissou. C’est difficile à expliciter. C’était par les non-dits plutôt que par les dits. Mais tout le monde sentait qu’il y avait un malaise. Ce n’était pas comme au départ où il y avait l’enthousiasme. L’atmosphère était vraiment malsaine. »
En ville, des tracts circulent, plus violents les uns que les autres. On y discrédite l’orientation de la révolution. On vilipende les dérives. On dénonce de soi-disant comportements antirévolutionnaires. On en appelle au réveil du peuple.
Des rumeurs se répandent à telle enseigne qu’interpellé par les journalistes lors d’une conférence de presse, Thomas Sankara déclare :
« Le jour où vous apprendrez que Blaise prépare un coup d’Etat contre moi… Ce ne sera pas la peine de chercher à vous y opposer ou même de me prévenir. Ça voudra dire que c’est trop tard et que ce sera imparable. »
« À partir du mois d’août surtout, on sentait que ça n’allait pas », se souvient Nongma Ernest Ouédraogo, ministre de l’Administration territoriale et de la Sécurité, un fidèle de Thomas Sankara. « Il y avait les fiches de renseignement. On devait organiser l’anniversaire de la révolution à Bobo Dioulasso. Il y avait beaucoup de tension. »
Début octobre 1987, les deux hommes ne se parlent quasiment plus. Blaise Compaoré se dit malade. Il n’assiste d’ailleurs presque plus aux activités officielles. Pierre Ouédraogo, qui était très lié aux deux hommes, prend alors l’initiative de tenter de les réconcilier. « J’ai toujours cru au dialogue, explique le secrétaire général des Comités de défense de la Révolution (CDR). Il fallait quand même que les deux puissent s’entendre puisque, derrière, les camps s’étaient déjà divisés. On entendait beaucoup d’informations. Il fallait que tout ça s’arrête. ». Le patron des CDR se rend notamment chez Blaise Compaoré pour lui proposer d’assister à un meeting commun. Compaoré refuse. « Je lui ai dit que Thomas me demandait de ses nouvelles. Mais Blaise, ce n’est pas quelqu’un qui parle beaucoup. Il dit : “Oui, oui, d’accord” mais, regrette-t-il, on n’est pas arrivé à bouger. »
Les points de désaccords ? Certains évoquent des questions d’argent : la rigueur de Sankara dans la lutte contre la corruption, ou le problème des petites rémunérations des responsables du Conseil national de la Révolution. « Là où Thomas Sankara voulait aller, il sentait qu’il y avait de moins en moins d’enthousiasme pour aller », se souvient Basile Guissou. « En Conseil des ministres, à maintes reprises, ça, il le disait : “J’empêche les gens de manger [au sens de s’enrichir, NDLR], ils veulent manger… Mais il faudra me tuer avant de manger”. » L’ancien ministre fait ensuite référence aux propos de Thomas Sankara, lors d’une interview télévisée : « Je me retrouve un peu comme un cycliste qui grimpe une pente raide et qui a, à gauche et à droite, deux précipices. Pour rester moi-même, pour me sentir moi-même, je suis obligé de continuer dans cette lancée. » Pour Basile Guissou, cette déclaration est révélatrice : « C’est exactement la situation dans laquelle il se trouvait. Il se sentait pris dans un piège. »
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Source: RFI