Dans la capitale, Harare, l’armée fait tout pour entretenir une impression de normalité. Mais la situation peut basculer d’un moment à l’autre si le président Mugabe refuse de se retirer.
Pour un matin où les militaires viennent de s’emparer du pouvoir au Zimbabwe, il règne une forme de normalité un peu trop lisse dans les rues de Harare, en ce mercredi 15 novembre. Dans le centre, avec ses hautes tours où tout semble à la fois démodé et briqué à fond et où sont stationnés les blindés qui ont fait basculer le pouvoir la nuit d’avant, chacun vaque à ses affaires de temps de crise économique. Les mendiants mendient. On vend des fruits et des légumes en pyramides à même un sol propre et net comme s’il venait d’être nettoyé à la brosse à dents.
Les banques viennent, elles, d’ouvrir leurs portes à des clients qui, chaque nuit, doivent dormir par terre devant les agences pour être parmi les premiers au guichet et espérer ainsi retirerune poignée de dollars de leurs comptes. La crise de l’argent liquide bat toujours son plein, mais la Bourse de Harare a engagé les cotations : l’indice local n’a que légèrement fléchi, perdant 1,24 %.
Les militaires, qui ont pris le contrôle du centre de la ville dans la nuit, encouragent cette normalité et font tout pour se fondre dans le décor. Juchés sur des véhicules blindés de transports de troupe, ils balancent les pieds, chaussés de bottes de saut si lustrées qu’elles jettent des éclats sombres. La méthode de cirage doit remonter aux temps lointains de la colonisation britannique et impliquer d’importantes quantités de salive.
Course à la succession
Les blindés ont été garés de manière à ne pas entraver la circulation. Les hommes en uniforme affichent des airs avenants qui ne se gâtent que lorsqu’on essaye d’engager la discussion, de prendre une photo ou d’accéder à l’un des bâtiments publics qu’ils feignent de protéger mais dont ils interdisent en réalité l’accès : Parlement, ministère de la défense, quartier général de la police ou encore bureaux de la présidence, où, la veille encore, Robert Mugabe a tenu son dernier conseil des ministres.
C’est là que se trouve le seul embouteillage de Harare. Des dizaines de voitures sont garées au milieu de l’avenue. Leurs propriétaires ont accouru pour participer à une série de réunions dans le bâtiment triste et solennel. Ce sont les vainqueurs du jour, la faction Lacoste de la Zanu-PF (parti au pouvoir), qui soutient le vice-président Emmerson Mnangagwa, démis la semaine passée par le groupe rival du G40, soutenant Grace Mugabe, l’épouse du chef de l’Etat, dans la course à la succession en prévision de la fin prochaine du vieux dirigeant dont la santé, à 93 ans, semble décliner.
En une nuit, l’armée a renversé la situation en faveur des Lacoste (baptisés ainsi en référence au « Crocodile », le surnom d’Emmerson Mnangagwa). Ils sont en théorie les nouveaux maîtres du Zimbabwe, alors que les G40 sont en fuite ou, parfois, en détention. La police, les services de renseignement, dont les chefs sont pro-G40, ont disparu de la circulation. Leurs quartiers généraux ont été neutralisés en premier, pendant la nuit.
L’opération a été rondement menée, le pouvoir est tombé sans faire d’histoires. Mais les partisans de Mnangagwa, qui redoutaient, civils comme militaires, d’être collectivement purgés, doivent commencer à réaliser que leur victoire n’est pas totale.
Pour ne pas être qualifiés de putschistes, tout en réalisant un putsch, les militaires ont dû faire preuve d’imagination. Ils n’ont donc démis personne, à commencer par le président Robert Mugabe. Mais, selon de bonnes sources, ils tablent sur le fait que, dans la journée, le vieux chef se rendra à l’évidence, démissionnera et cédera la place à la tête de la Zanu-PF à Emmerson Mnangagwa, lui laissant les mains libres pour organiser des élections dont on comprend qu’il a l’intention de les gagner. Ainsi serait validé le schéma baptisé « transition assistée par l’armée » en interne, dans la faction Lacoste.
Mais les heures passent, et quelque chose ne se déroule pas comme prévu. Robert Mugabe devait annoncer sa décision à la télévision, laquelle continue de diffuser des séquences glorieuses de la chimurenga (guerre de libération) et l’allocution du général qui a prononcé à l’aube la phrase du jour : « Soyons bien clairs : ce n’est pas un coup d’Etat. »
Il apparaît que l’homme qui est à la tête du Zimbabwe depuis 1980 est en fait assigné à résidence chez lui, dans la banlieue résidentielle de Borrowdale, tout au nord de la ville, dans sa maison surnommée « Toit bleu », une vaste demeure de vingt-cinq pièces à la toiture turquoise construite par une entreprise chinoise au temps de sa politique « les yeux vers l’est » (la Chine). Dans cette petite merveille rococo tout en marbres, stucs, trumeaux et fontaines, il se trouve en compagnie de son épouse, Grace, et de quelques proches du G40.
Mirage zimbabwéen
Même confiné dans son palais, Robert Mugabe fait de la résistance. Tout le calcul de l’opération menée la nuit précédente nécessite de faire admettre au reste du monde que la « transition assistée par l’armée » n’est pas un coup d’Etat. La démonstration est évidemment fragile. En théorie, le Parlement n’a pas été suspendu, mais il est cerné par les soldats. Le gouvernement n’a pas été dissous, mais certains de ses membres ont été arrêtés.
Robert Mugabe n’a pas été renversé, mais il va démissionner sans faire d’histoires. Et, s’il s’y refuse, alors la fiction de la normalité va vite devenir invraisemblable. « Mugabe a compris qu’il jouit d’un pouvoir, celui de tuer la légitimité de tout ce système. Il va en jouer, c’est certain », analyse Stephanie Wolters, responsable des questions de paix et de sécurité à l’Institut d’études stratégiques (ISS) de Pretoria.
Si le vieux président refuse les offres d’exil doré en Namibie ou ailleurs dans le monde, la faction Lacoste devra tuer le récit d’origine de son plan d’action et avancer, avec ses bottes bien cirées, pour piétiner les institutions.
Mais alors les pays de la région ne pourraient plus fermer les yeux sur le mirage zimbabwéen. Et tout peut arriver. Sauf accident, Grace Mugabe ne sera sans doute pas, comme elle l’espérait, la nouvelle présidente du Zimbabwe d’ici à quelques mois, mais son mari, le « diplômé en violence », comme il aime se qualifier, n’a pas encore pris sa retraite pour écrire ses Mémoires de lutte jusqu’à la mort.