Depuis le début de l’opération Barkhane, sept militaires ont été tués par des explosifs artisanaux. Un laboratoire pour les analyser est même installé à Gao.
L’explosion a projeté le blindé léger. Ce 21 février, trois militaires français se trouvaient à bord. Déployés dans le cadre de Barkhane, ils participaient à l’opération Koufra, autour de la route RN20, dans le nord-est du Mali. Le maréchal des logis-chef Emilien Mougin et le brigadier-chef Timothée Dernoncourt meurent le jour même. Le troisième, le colonel François-Xavier Héon, chef du corps du 1er régiment de spahis, de Valence, survit. Leur véhicule a sauté sur un IED (improvised explosive device, ou engin explosif artisanal), arme du pauvre et principale menace à laquelle les soldats de Barkhane sont confrontés dans l’immensité du Sahel. Depuis 2014, 4 000 militaires français sont répartis sur cinq Etats (Tchad, Niger, Burkina Faso, Mali, Mauritanie), initialement pour rétablir l’intégrité territoriale malienne et, de plus en plus, pour y mener une guerre contre le terrorisme aux contours incertains.
Les mines artisanales touchent avant tout la population. Des autobus ont explosé ces dernières semaines, tuant des dizaines de civils. Parfois, ce sont des charrettes qui se disloquent à leur contact, dans ces plaines quasi désertiques où le sable est fin comme la poussière. La mission des Nations Unies au Mali (Minusma) et l’armée malienne en sont aussi régulièrement victimes. Contre Barkhane et ses soldats suréquipés, les IED constituent le mode d’action privilégié des différents groupes jihadistes. «Ils nous attaquent rarement en frontal. On leur infligerait des pertes irrémédiables. Ils ont peur de nous, ils se souviennent de Serval [le nom de l’opération de reconquête du Nord menée entre janvier 2013 et juillet 2014, ndlr]», témoigne le chef d’escadron David (1), qui vient de terminer une mission au cœur de cette zone. Sur les douze militaires français morts depuis le début de l’opération, sept ont été tués par des IED.
La «route de la mort»
A Ménaka, la grande ville de la région où les spahis et les autres militaires de Barkhane viennent d’installer une base temporaire, l’attaque du 21 février est encore dans toutes les têtes, quelques jours après. «C’est dur, mais on va finir la mission pour eux», dit spontanément le jeune lieutenant Jérémy, en regardant droit devant lui. D’autres sont plus prolixes. Plus en colère aussi. Un militaire du rang, qui était dans le convoi le jour de l’attaque, en veut au chef de corps. «Les forces spéciales avaient dit qu’il ne fallait pas passer à cet endroit», dénonce-t-il.
Ces 220 kilomètres entre Ménaka et Ansongo ont la réputation d’être particulièrement dangereux. Chaque militaire a une expression ou une référence pour l’évoquer. Descriptive : la «route de la mort». Culturelle : le film le Salaire de la peur. Ou historique : la «RC4», théâtre d’une bataille pendant la guerre d’Indochine… Le soldat du 1er spahis parle de sa frustration : «Après l’explosion, on a envie d’aller aider nos copains.»Mais le protocole est strict, il faut d’abord «sécuriser la zone», pour vérifier que d’autres IED ne sont pas camouflés. Et vite «récolter du renseignement», comme des présences suspectes à proximité.
Le 21 février, les militaires de la patrouille ont découvert une moto à environ 1,5 kilomètre du lieu de l’explosion. Puis un homme, qu’ils soupçonnent d’avoir abandonné le deux-roues. Sur ses mains, des traces d’un produit qui, selon l’armée française, entre dans la composition d’explosifs. Les militaires de Barkhane l’ont fait prisonnier, ainsi que nous l’a confirmé l’état-major des armées, à Paris. Le suspect a été transféré en hélicoptère sur la base française de Gao, la principale ville de la région, pour être interrogé. A l’issue, il a été relâché, indique encore l’état-major.
Selon les premières analyses, l’IED du 21 février était commandé à distance. D’autres se déclenchent lors du passage d’un véhicule, un mécanisme appelé «pressure plate». Tous les engins explosifs découverts par Barkhane, la Minusma ou l’armée malienne, finissent au Ciel. Ce Counter IED Exploitation Laboratory («laboratoire d’exploitation contre les IED») est installé depuis fin 2016 sur la base française de Gao, le seul du genre pour toute l’opération Barkhane. Il prolonge l’expérience débutée en Afghanistan, relate le commandant Eric, assis sur l’une des chaises colorées de fabrication locale devant les préfabriqués du labo. A côté, plusieurs mètres cubes de terre compactée forment un bunker où sont entreposés les IED dans des enveloppes kraft.
L’endroit ressemble à n’importe quel laboratoire de police scientifique, en plus spartiate et plus exigu. Les IED, ou ce qu’il en reste quand ils ont détonné, y sont scrutés sous tous les angles par cinq spécialistes du génie ou de la gendarmerie. Radiographie pour vérifier leur neutralisation, relevé d’empreintes et d’ADN, analyse des explosifs et du fonctionnement électrique : chaque engin suit ce circuit de dissection en quatre phases. Avec l’objectif de remonter la piste : un vol a-t-il été récemment signalé sur un chantier, alors que la charge d’un IED était composée d’un explosif utilisé dans le civil ? Des stocks d’engrais, qui peuvent servir pour la charge, ont-ils disparu dans les environs ? «On repère les signatures sur la conception», indique le commandant Eric. Les résultats viennent ensuite enrichir une base de données gérée à Paris.
De manière générale, les groupes jihadistes de la région maîtrisent les «savoir-faire de base pour fabriquer des IED assez rustiques, mais fonctionnels», poursuit l’officier du Ciel. Pour confectionner des câbles de cinq mètres, les artificiers récupèrent plusieurs câbles d’appareils électriques et les bricolent pour les mettre bout à bout. Le chef d’escadron David confirme : «Les IED ne sont pas très sophistiqués, mais suffisamment pour nous péter à la gueule.»
«Réseau de sonnettes»
Plus question de montrer son grade. Le perfectionnement des engins est scruté avec la plus grande attention par les militaires français. Car il peut être le signe de soutiens extérieurs. «La signature de Daech a été retrouvée sur des IED au Sahel. Il y a des transferts de fonds mais aussi de compétences, en particulier pour les RCIED [IED télécommandés, ndlr]», affirme le capitaine Philippe, officier de renseignement de l’armée de terre déployé à Ménaka. Au Ciel de Gao, le commandant Eric dit n’avoir aucune preuve de ces «transferts» à ce jour, mais constate que les artificiers «progressent».
L’attaque du 21 février, qui visait le plus haut gradé du convoi, a marqué les esprits et renforcé la méfiance des soldats de Barkhane. Plus question de montrer son grade à l’extérieur de la base. A Ménaka, les militaires, surtout les officiers, retirent leur scratch strié avant de sortir. En patrouille, le commandant Guillaume, tendu, intime aux hommes qui l’accompagnent de ne pas se regrouper autour de lui, pour ne pas le désigner comme donneur d’ordres. Dès qu’un convoi s’arrête près de la RN20, un militaire descend de chaque véhicule. Scrute les roues, les environs immédiats, puis élargit sa surveillance par cercles concentriques. Le conducteur d’un poids lourd interpelle son chef : «T’as vu le demi-bidon ?» Tout est louche. Tout le monde aussi.
«La menace est très forte. Tous les jours, le S2 [l’officier de renseignement] nous fait part de la pose d’IED. Sur la RN20, il y a clairement un réseau de sonnettes [des informateurs]. Les sonnettes, c’est tout : des gamins, un mec qui passe un coup de téléphone. On ne s’attendrit pas sur les gamins», avertit le capitaine Julien, la veille du départ de son convoi sur la redoutée RN20. Ces indicateurs ne sont pas tous des jihadistes invétérés, loin s’en faut. L’un des groupes terroristes, Al-Mourabitoune, paie 150 000 francs CFA (230 euros) pour la pose d’un IED. Dans un pays où le revenu moyen est de 40 000 CFA par mois.
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