En attendant les concertations régionales au cours desquelles ils seront au cœur des débats, les avant-projets de textes relatifs à la réorganisation du territoire continuent d’alimenter la polémique à l’échelle nationale. Et ça va dans tous les sens, comme dirait l’autre.
Faute de pouvoir amener un visionnaire et un homme de conviction, comme l’ancien président du Mali et de la Commission de l’Union africaine, à intervenir directement sur le sujet, nous vous proposons cet extrait du livre ‘’Alpha Oumar Konaré, un Africain du Mali’’ réalisé à partir d’une série d’entretiens qu’il a accordée au journaliste et écrivain français, Bernard Cattanéo*. Edifiant.
Bernard Cattanéo. Pour vous, se parler est l’acte fondateur de la démocratie et de l’évolution des peuples. Dans ces conditions, quand vous êtes devenu président de la République, quels étaient vos projets et comment avez-vous mis en œuvre le dialogue dans votre pays ?
Alpha Oumar Konaré. Les nombreux problèmes auxquels le Mali a été confronté en 1991, notamment la violence, étaient le fruit, il faut le dire, d’une absence de solidarité nationale à l’égard de divers groupes et de diverses régions. Ils étaient le fruit d’un entêtement politique à refuser de dialoguer. Ils étaient le fruit d’un certain monolithisme. La bataille engagée en 1991 avait pour objet de créer les conditions du pluralisme, elle ne remettait pas en cause l’unité nationale. Le combat devait consister à préserver l’unité nationale, mais dans le pluralisme et dans la diversité. Cela est conforme aussi à ce qu’est le Mali : pluriel et uni, de toutes les couleurs de toutes les religions !
Dans le débat démocratique, on ne peut pas emprunter le chemin de la violence.
A la fin des années 1980, lorsqu’il y a eu recrudescence de la violence et de l’insécurité dans le nord du pays, nous avons très vite fait le constat que ce n’était pas par la force que nous pouvions instaurer la paix et la sérénité. Ce n’était pas par l’intervention militaire que ce problème pouvait être résolu. Nous avons entretenu les conditions d’un dialogue, après la signature du pacte national en avril 1992, sous le régime de transition. A partir du moment où ce pacte a été signé officiellement entre l’Etat et les dirigeants des différents mouvements touareg, les populations en conflit ont trouvé en elles-mêmes (à travers les chefs de villages, les chefs de tribus, les anciens) suffisamment de ressources pour se concerter et échanger les points de vue.
La signature de ce pacte de paix a été l’aboutissement des travaux menés dans les Concertations locales et nationales, les Rencontres intercommunautaires par les politiques, les représentants de la société civile et les populations elles-mêmes. Cette forme de démocratie directe a été critiquée par des prétendus partisans de la démocratie représentative, qui ne comprenaient pas le rôle historique de la société civile à l’époque. Nous avons pourtant retrouvé le chemin de l’unité dans le nord du Mali. Ce faisant, nous avons évité au pays de dérailler, nous avons permis au Mali uni et solidaire de poursuivre sa route.
La réorganisation de l’administration par la décentralisation est arrivée à ce moment-là, dans ce but-là ?
Bien sûr. Quand nous avons décidé de mettre en œuvre le projet de la décentralisation, c’était pour répondre à la soif des populations de se prendre en charge, de participer à la gestion de l’Etat, d’être écoutées et de voir leurs aspirations se réaliser.
Nous avons compris que les populations voulaient un autre type d’administration et qu’il fallait sortir de ces Etats centralisés, jacobins, que nous avons hérités, pour une bonne partie, de l’administration coloniale. Alors, au lieu de nous asseoir et de produire une décentralisation, je dis bien « produire une décentralisation», qui ne tiendrait nullement compte des réalités des populations, nous avons mis en place une mission de décentralisation (qui a cheminé du ministère de l’Administration territoriale à la présidence de la République, sous mon autorité). Celle-ci était composée des représentants de diverses catégories socioprofessionnelles afin de susciter à l’intérieur du pays un vrai débat.
Quel a été l’impact de la création de cette mission sur le programme de la décentralisation ?
Nous avons écouté les populations, et le schéma administratif qui en est sorti a été fait par les populations elles-mêmes. Je dois vous dire que les commissions de conciliation sont intervenues pour moins de 10% des cas. Cela prouve que la création de 703 communes (701 communes d’abord, les deux autres étant nées à la suite d’incidents), a fortement obéi à cette logique d’étapes et de dialogues. Nous avons donc fondé 703 communes, et provisoirement gardé les cercles et les régions, sachant parfaitement qu’un des échelons devrait disparaître. Mais, au lieu de prendre simplement une décision administrative, au lieu de mettre en place des groupes d’études et des groupes de travail, comme cela était prévu au départ quand les premières collectivités décentralisées, les premières municipalités étaient en chantier, nous avons préféré attendre que les municipalités elles-mêmes soient installées. Nous avons alors voulu que les collectivités locales disposent de leurs divers conseils et que le dialogue se passe, les échanges se fassent directement entre les collectivités locales elles-mêmes pour savoir quel était le niveau supérieur qui devait être mis en place : s’il s’agissait de cercles de régions ? Et quelles étaient les collectivités disposées à être ensemble au sein de cet échelon administratif supérieur, et quelle en serait l’appellation ?
Le mot « région » n’a jamais été contesté.
L’appellation «Haut-commissaire» pour désigner les représentants de l’Etat dans les régions a fait l’objet de larges débats, car il paraissait nécessaire de se défaire de celle de «gouverneur», qui conservait toujours une connotation coloniale et autoritaire.
Au passage d’ailleurs, et sous la pression des administrations civiles, nous avons dû changer en 2002 l’appellation «cercle» en «préfecture», et remplacer « commandant de cercle » par « préfet » à la veille d’élections décisives, pour éviter tout incident pouvant handicaper le déroulement des scrutins.
Voilà la démarche qui a été la nôtre. Laisser parler les gens, favoriser l’écoute, les échanges, la conciliation et l’arbitrage, avec les possibilités de recours qui restent de façon permanente à la disposition des uns et des autres. Je savais, bien sûr, qu’il fallait assurer un suivi quotidien, comme un laboratoire, en considérant que les problèmes ne sont pas réglés si l’on n’alimente pas le processus démocratique. Une démocratie n’est pas acquise de façon éternelle et permanente ! Elle se nourrit elle s’entretient, elle se modifie, sinon des dérapages peuvent intervenir. Et alors l’élan peut ne pas suffire à résoudre un certain nombre de questions, ce qui soulève des frustrations et amène des incompréhensions, des révoltes ou des colères. Si les populations ne voient pas de résultats concrets, si elles ne sont pas informées, si elles ne sont pas impliquées, elles peuvent ne pas comprendre, se démobiliser et se mettre en retrait, ce qui effectivement conduit à l’échec.
La décentralisation a commencé au Mali, mais le pays n’est pas isolé, il appartient à un ensemble géopolitique fort et fragile, défini et mouvant. Comment l’avez-vous pris en compte ?
La décentralisation ayant été lancée, nous avons en effet compris que les problèmes ne peuvent pas être résolus dans le cadre d’un seul pays. Le Mali est constitué d’un peu de tous les pays qui l’entourent. Dans le Mali, il y a un peu de Burkina, un peu de la Côte d’Ivoire, de Guinée, de Mauritanie, un peu de l’Algérie, de Sénégal et de Niger. Mais quand vous regardez la Côte d’Ivoire, il y a aussi un peu de Mali, au Sénégal il y a un peu de Mali, en Guinée il y a un peu de Mali, au Burkina il y a un peu de Mali.
C’est de cette façon-là que sont constitués la plupart de nos Etats. Nos frontières sont des frontières artificielles : elles séparent souvent des peuples qui ont eu la même histoire, qui ont vécu dans les mêmes grands empires avec les mêmes constructions politiques. J’ai très vite compris que la réussite de la décentralisation au Mali ne serait pérenne que si elle s’appuyait sur une vision d’intégration régionale.
Pour moi, dès qu’on décentralise, qu’on arrive au niveau des frontières, cela ne s’appelle plus décentralisation, celle s’appelle intégration régionale. Voilà ma vision de l’avenir : que tout l’espace sous-régional soit un espace décentralisé et que des régions naturelles, culturelles, historiques, économiques, s’interpénètrent à travers les frontières actuelles. C’est cela qui pourra donner demain un espace sous-régional intégré tel que la CEDEAO (Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest, qui regroupe seize pays devenus quinze après le retrait en 1999 de la Mauritanie, pour rejoindre l’Union du Maghreb arabe) ou peut-être une fédération des Etats de l’Afrique de l’Ouest, qui côtoiera d’autres fédérations-la fédération de l’Afrique centrale, la fédération du Maghreb, la fédération du sud de l’Afrique, la fédération de l’est de l’Afrique, le continent africain étant un tout. Ces cinq grandes fédérations, à l’échelle du continent, gérées au début sur des bases confédérales, deviendront, une fois confortées, de véritables régions dans le cadre d’une Union africaine qui, nécessairement, connaîtra au début une gestion intergouvernementale avec quelques transferts de souveraineté. Alors, le jour où nous aurons des fédérations achevées au niveau de tout le continent, la confédération de l’Union africaine deviendra les Etats-Unis d’Afrique…
Mais il est important que le processus de décentralisation, fondamentalement un processus démocratique, puisse être mis en marche. L’intégration régionale aussi est nécessairement un processus de consolidation de la démocratie. La décentralisation et l’intégration aident au confort de la démocratie, mais c’est seulement quand les valeurs démocratiques sont respectées que cette dynamique de décentralisation et d’intégration régionale peut être lancée, puis accélérée. Parce que, dès qu’on lance la dynamique d’intégration régionale, on fait le choix d’accepter le dialogue hors du chemin de la violence, on fait le choix d’accepter le pluralisme, on fait le choix de bien gérer les différences !
Je pense que le besoin de dialogue est une exigence démocratique pour nos pays fragiles. Ce besoin se retrouve d’ailleurs dans beaucoup de traits culturels de nos pays. La quête de consensus, dans nos pays, se fonde sur le dialogue. Nous devons assumer cette quête du consensus comme une de nos plus grandes valeurs, un de nos plus grands apports.
*Bernard Cattanéo est président de la fédération française de la presse catholique et dirige également le groupe de presse Courrier français.
Décentralisation démocratie dialogue politique… : Ce qu’en pense le président Alpha Oumar Konaré
Source: Le Challenger