«Nous ne sommes pas au Mali pour nous battre, mais pour sécuriser»
Sous le margousier, les aînés du village reçoivent la patrouille onusienne. Nous sommes à Ficko, localité dogon d’un millier d’habitants, dans le centre du Mali. Assis sur des nattes et sur quelques chaises, gilet pare-balles sur le dos et casque bleu sur la tête, les policiers et leur interprète tentent d’expliquer leur mission, et admettent à demi-mot leur impuissance. «Notre présence ici, c’est de vous dire : du courage ! commence le chef de patrouille, le Togolais Koadjio-Danda Assih. Ce n’est pas le travail de la Minusma de chasser les terroristes. C’est le travail des forces armées maliennes, de la force française Barkhane et de la force conjointe du G5 Sahel. La Minusma est là juste pour la paix entre les personnes et la protection des biens.»
Le fils du chef du village, Hamady Traoré, les accueille sans naïveté. «Nous les voyons circuler depuis près d’un an. Mais de là à dire qu’on a confiance en eux, alors qu’on ne voit pas les résultats de leur travail… Ce n’est pas possible.» Les Casques bleus lui recommandent de mettre en place une brigade de surveillance autour du village. Mais Ficko n’a pas attendu les conseils de la Minusma. Ici, on compte d’abord sur soi-même pour se protéger. En particulier sur les chasseurs traditionnels dozos. «Dans chaque village de cette commune de Pignari-Bana, des jeunes vont au camp des chasseurs : dix jeunes pour les gros villages, trois ou cinq pour les petits, affirme Hamady Traoré. Quand les dozos apprennent qu’il y a une attaque à tel endroit, ils y vont.»
Pris en étau
A la fin de la visite, un homme interpelle les Casques bleus : des personnes armées sont en train de voler du bétail, à seulement 3 kilomètres de là. La patrouille onusienne informe sa hiérarchie. Fait un dernier tour dans Ficko… puis rentre à la base.
Ces derniers mois, la mission des Nations unies a renforcé sa présence dans le centre du Mali, désormais l’épicentre des violences dans le pays. Pris en étau entre les organisations jihadistes et les groupes armés communautaires, 458 civils ont été tués dans cette zone depuis le début de l’année, selon les chiffres de l’ONU, soit déjà davantage que sur l’ensemble de l’année dernière. Alors un nouveau «secteur», pour la région de Mopti, a été mis en place le 28 mai : le commandement des opérations pour la zone se trouve désormais à Sévaré, dans le centre, et non à Tombouctou, au nord. Deux hélicoptères de combat ont aussi été déployés sur place. En juin, le Conseil de sécurité de l’ONU a renouvelé le mandat de la Minusma d’un an en votant la résolution 2 480, qui fait de la protection des civils dans le centre du Mali la deuxième priorité de la mission, après la mise en œuvre des accords de paix d’Alger.
«La Minusma n’est pas là pour remplacer les autorités locales, relativise la cheffe du bureau de Mopti, Fatou Dieng Thiam. Ce n’est pas elle qui va poursuivre les voleurs de bétail. Ce n’est pas dans notre mandat. Nous ne sommes pas là pour nous battre, mais pour faire en sorte qu’il y ait un environnement sécurisé.» Celui-ci tente de se construire à grand renfort de patrouilles, de survols, de formation des forces de défense et de sécurité maliennes, ou encore de réhabilitation de camps militaires et de prisons. Concrètement, la Minusma n’a pas la possibilité d’agir sauf en cas de flagrant délit, de légitime défense, ou sur demande expresse des autorités maliennes. Ce qui arrive rarement, excepté pour les évacuations médicales. «Lors de l’attaque contre le camp militaire de Dioura [le 17 mars, au cours de laquelle 23 soldats maliens ont été tués selon le bilan officiel, ndlr], nous étions prêts, ils n’ont pas voulu de notre aide», soupire une source onusienne.
Ce nouveau mandat ne s’est pas accompagné de moyens supplémentaires, les Etats-Unis plaidant pour une baisse du budget des opérations de maintien de la paix partout dans le monde. Pour la région de Mopti, la Minusma dispose d’environ 3 000 personnels. Des renforts, notamment pour l’opération «Oryx 2» – des patrouilles dans le pays dogon – viennent des bases de Gao ou de Tombouctou. Pourtant, dans la région de Mopti, les Casques bleus ne sont pas toujours les bienvenus. Le 17 juin, à Sévaré, une manifestation a demandé leur départ. En interne, on évoque des jeunes manipulés par certaines associations ou partis politiques. Le 31 juin, une mine artisanale mal déclenchée explosait quelques mètres après le passage d’une patrouille, sur la route entre Sévaré et Bandiagara.
Les bras au ciel
Diombolo-Leye est un petit village dogon typique, à 6 kilomètres au sud-est de Bandiagara, avec ses maisons en pierre, son église, ses champs d’oignons. Et ses habitations calcinées. Le 22 mars, de présumés jihadistes l’ont attaqué, tuant au moins quatre personnes.
Mercredi, lorsque la patrouille, ses sept véhicules blindés et sa vingtaine d’hommes armés arrivent dans le village, la situation se tend en quelques minutes. «Attention, les femmes sont en train de se regrouper. On va peut-être devoir vite repartir», avertit un militaire. Un homme, venu en moto en même temps que les Casques bleus, est accusé d’avoir conduit la Minusma jusqu’au village, et échappe de peu au lynchage.
Rapidement, une trentaine de femmes chassent les soldats de l’ONU. Levant les bras au ciel, elles se jettent par terre, les supplient de partir. Certaines se couchent devant les blindés. «Des villageois sont morts, raconte, les mains tremblantes, Jean Djiguiba, un animateur de la communauté chrétienne de 69 ans. Toute ma concession a été détruite, tout mon mil a été brûlé ! Et maintenant vous venez avec vos armes ? C’est normal qu’on ait peur ! Regardez cette maison, dit-il en désignant quelques pierres encore empilées au bord de la piste, sur un sol recouvert de cendres. Des personnes sont mortes dans cette maison !»
«Embarquez ! Embarquez !» crie un militaire onusien. Quelques pierres sont jetées sur un véhicule. «On ne peut pas faire grand-chose s’ils ne veulent pas nous voir…» lâche un gendarme. Quelques jours auparavant, une autre patrouille de la Minusma a aussi été bloquée, dans le village de Dioundoulou. Un homme y avait été assassiné dans son champ. Quatre jours après le passage des Casques bleus, ce village dogon a de nouveau été attaqué et incendié.
La population craint les représailles des groupes jihadistes si elle donne l’impression qu’elle collabore avec les forces internationales. Mais les villages de Diombolo-Leye et Dioundoulou abritent aussi des petites bases de Dan Na Ambassagou, un groupe armé de chasseurs dogons. Les blocages des patrouilles seraient «une manipulation» de leur part, selon une source onusienne. Car près de Diombolo-Leye, la Minusma a arrêté au moins deux membres du groupe, armés de fusils de chasse et de kalachnikovs, qui ont depuis été remis aux autorités maliennes et sont aujourd’hui détenus à Bamako.
Civils égorgés
Dan Na Ambassagou, qui se présente comme un groupe armé combattant les jihadistes et protégeant les villages dogons, est soupçonné d’être à l’origine de plusieurs attaques de représailles contre des villages peuls (abusivement assimilés aux terroristes), dont celui d’Ogossagou, le 23 mars, où 157 personnes, femmes et enfants compris, ont été tuées. Alors ces derniers mois, l’attitude des autorités à leur égard a changé. «Au moins 70 de nos éléments ont été arrêtés et sont détenus à Sévaré, encore plus à Bamako, s’énerve Mamoudou Goudienkilé, président de la coordination de Dan Na Ambassagou. Vous nous enlevez nos armes, vous nous laissez comme des proies, et vous ne nous protégez pas.»
La méfiance est d’autant plus grande que le cercle de Bandiagara avait connu une accalmie au mois de juillet. Début de l’hivernage, visite du nouveau Premier ministre Boubou Cissé, signature de plusieurs accords, très locaux, entre certaines communautés de la région de Mopti… «Les gens ont eu de l’espoir, explique Siriman Kanouté, le préfet du cercle de Bandiagara, habité à 90 % par des Dogons. Après les concertations, on leur avait dit de retourner cultiver, donc ils sont repartis. Mais les attaques ont repris, au rythme d’une tous les deux ou trois jours. Malheureusement, nous n’avons pas pu prendre des dispositions pour permettre aux populations de pouvoir continuer à cultiver. Alors l’état d’esprit de la population n’est pas favorable à la Minusma, ni même aux autorités maliennes.» Car même si les différents Premiers ministres ont eux aussi annoncé des renforts dans le centre, l’armée malienne arrive souvent sur place plusieurs heures après les attaques. «Elle n’a pratiquement pas de soutien aérien, déplore un défenseur des droits de l’homme. Et les soldats ont peur d’y aller sans connaître la force de l’ennemi.»
Le 30 juillet, sur une piste de brousse, un bus qui revenait d’une foire locale a été arrêté par des hommes armés. Les civils dogons ont été descendus de force, puis tués, certains égorgés. On comptera au moins sept morts, dont les cadavres ont été laissés à l’abandon pendant plusieurs jours, les habitants n’osant pas les récupérer de peur qu’ils soient minés. L’attaque ne s’est produite qu’à 5 kilomètres d’un check-point, lui-même situé à quelques kilomètres à peine de Sévaré. Des gendarmes et douaniers maliens y sont basés. Les Casques bleus y passent tous les jours pour partir en patrouille. Assis devant la boutique principale, Diadjié Karambé, un habitant, n’ose plus s’aventurer en dehors des grands axes. «Les militaires ne vont pas dans la brousse. Ils sont uniquement sur le goudron. Là où les jihadistes sont, ils ne vont pas là-bas. C’est ça le problème.»
Sept années de guerre au Mali