Après les années d’embrasement, c’est l’enlisement des entreprises économiques illicites en terre centrafricaine. Dans cet entretien à Sputnik, l’ancien Premier ministre centrafricain (2001-2003) Martin Ziguélé revient sur la concrétisation de l’intégration africaine et la nouvelle réalité des groupes armés en République centrafricaine.
Au terme d’une carrière dans la finance et l’assurance, couronnée par la direction nationale de la Banque des États de l’Afrique centrale (BEAC), Martin Ziguélé est nommé en 2001 Premier ministre de Centrafrique par Ange Félix Patassé, le premier Président élu démocratiquement. En mars 2003, le coup d’État du général Bozizé l’oblige à partir en exil en France. Il revient au pays en février 2005 et s’impose alors comme l’un des principaux opposants à François Bozizé, qu’il affronte lors des présidentielles de 2005 et 2011.
À la suite du renversement en 2013 du Président Bozizé par Michel Djotodia, Martin Ziguélé prend la tête de l’Alliance démocratique des forces pour la transition (AFDT). En 2015-2016, au terme de deux années marquées par une insécurité galopante et des affrontements interreligieux qui ont fait des milliers de morts, des élections générales sont organisées, consacrant le retour à l’ordre institutionnel. Martin Ziguélé est élu député de son parti, le Mouvement de libération du peuple centrafricain (MLPC).
Dans cet entretien à Sputnik, réalisé en marge du Forum Medays qui se tient à Tanger du 13 au 16 novembre, l’ancien Premier ministre centrafricain revient sur la situation politico-sécuritaire dans son pays. Martin Ziguélé défend l’Accord de Khartoum, signé en février dernier, entre le gouvernement et 14 factions armées écumant l’immense territoire centrafricain. À ce titre, il attire l’attention sur le changement de vocation des groupes armés dans ce pays qui agissent sans objectif politique, mais restent exclusivement motivés par des considérations économiques. La guerre se révélant pour les rebelles «plus lucrative que la paix», il convient, recommande Martin Ziguélé, qu’on arrive à faire en sorte que «la guerre leur soit plus coûteuse que la paix».
Sputnik: Vous avez pris part, à l’ouverture du Forum Medays, à un atelier qui a pour thème «La concrétisation de l’intégration africaine». Le premier obstacle à cet objectif n’est-il pas, finalement, une intégration qui peut parfois faire défaut à l’intérieur d’un même pays?
Martin Ziguélé: «Lorsque l’on regarde la situation de manière globale, certains se demandent, effectivement, comment des pays qui rencontrent autant d’obstacles peuvent parler d’intégration. Mais c’était la même chose il y a plus de cinquante ans, avec la création de l’OUA (Organisation de l’unité africaine). Celle-ci poursuivait à l’époque deux objectifs: l’indépendance totale de l’Afrique, sur un plan politique, et la construction d’une économie africaine. L’indépendance totale, on l’a obtenue, le Zimbabwe a été en 1980 le dernier pays à y accéder. C’était 17 ans après le lancement de l’OUA, certes, mais cela a fini par être fait. Pour l’indépendance économique, depuis le plan d’action de Lagos de 1980 et la création de Communautés économiques régionales (CER), l’idée a germé d’aller à une unité continentale. C’est une démarche pragmatique et réaliste.»
Sputnik: Vous parliez, d’ailleurs, à ce sujet d’une nécessaire «opération de déconstruction»…
Martin Ziguélé: «C’est effectivement une déconstruction de l’Histoire et une reconstruction en même temps! Il s’agit de déconstruire l’esprit de cloisonnement, né de la Conférence de Berlin de 1884 qui a divisé l’Afrique en petits pays, en espaces colonisables et colonisés. D’un autre côté, il y a une volonté des Africains de recréer un environnement global commun. Mais on n’a rien sans rien. Nous voulons construire une Afrique, alors qu’on a cet héritage de colonisation et de division. C’est pour cela qu’il y a beaucoup de résistances et de pesanteurs, mais cela ne veut pas dire que l’objectif est mauvais. Partout ailleurs dans le monde, on va à l’unité, au moins sur le plan économique. Pourquoi serait-ce quelque chose d’insensé en Afrique seulement? Il faut reconstituer un espace où les peuples peuvent vivre et commercer. Mais il faut y aller avec nos moyens, très graduellement.»
Sputnik: Faut-il avancer graduellement pour garantir au projet les meilleures conditions de réception?
Martin Ziguélé: «Il faut que le processus soit participatif, parce que rien ne peut se faire sans les peuples aujourd’hui. Il faut chercher à impliquer les femmes, il faut que les jeunes s’approprient l’idée. Il faut que les hommes d’affaires et le secteur privé s’y associent. Il faut que les États en soient convaincus. Les États doivent être écoutés parce qu’ils ont des attentes et des craintes. Celles-ci peuvent concerner des pertes de ressources, les changements qui arrivent. Bref, il faut préparer et accompagner ce changement!»
Sputnik: Vous dites que les Etats doivent être convaincus de ce processus. Dans les plateaux, les tables rondes, les rencontres – telles que les Medays –, on voit souvent les responsables africains défendre le projet avec la dernière énergie. Vous qui avez été Premier ministre de la RCA, est-ce forcément avec la même énergie que la question est abordée, loin des caméras?
Martin Ziguélé: «Je ne vois pas quel leader, quel responsable pourrait dire, aujourd’hui, qu’il est contre l’unité! Et pour cause, aucun pays ne peut tenir seul. D’ailleurs, si vous devenez riche, que votre économie se diversifie, vous devriez probablement songer à vendre. L’échange se fera avec les voisins. Ce que fait un pays comme le Maroc, par exemple, n’est pas de la philanthropie, mais des vecteurs du développement. C’est cela la voie de l’avenir. Il n’y a pas de solution aux problèmes de l’Afrique dans la solitude. Il est vrai que ce qui a été fait doit certainement encore être peaufiné. Nous sommes, toutefois, sur la bonne voie. Il faut avoir la foi des premiers bâtisseurs pour y arriver.»
Sputnik: Revenons aux pesanteurs sécuritaires qui plombent cet élan. Vous défendiez récemment dans une tribune l’Accord de paix de Khartoum. Trouvez-vous qu’il y a une véritable volonté politique de la part des parties prenantes pour que ce treizième accord de paix puisse avoir des conséquences?
Martin Ziguélé: «Je continue à soutenir et à faire confiance à l’accord de Khartoum (signé en février 2019 entre le gouvernement et 14 groupes armés, ndlr). L’absence d’accord, c’est la loi du plus fort. J’estime en outre que la volonté politique y est, chez le gouvernement centrafricain. C’est même lui qui souhaitait cet accord et qui était entré en négociations avec les groupes armés, avec la facilitation de l’Union africaine (UA) et de la CEEAC (Communauté économique des États de l’Afrique centrale). C’est donc la matérialisation de la volonté du gouvernement d’aller à la paix. D’ailleurs, je ne vois pas comment forcer un gouvernement qui ne le souhaiterait pas à aller vers la paix.
Sinon, l’accord avance! Bien sûr, vous trouverez toujours des pessimistes pour rétorquer qu’il reste encore beaucoup de groupes armés. Mais il y a quatre jours, par exemple, un groupe armé d’Abbas Al-Siddiki a commencé à se désarmer. Il a livré ses hommes pour entamer le processus DDR (Désarmement, Démobilisation, Réinsertion).»
Sputnik: Il y a également Ali Darassa, contre qui vous aviez appelé récemment à «une action musclée» et qui vient, ces derniers jours, de retirer ses troupes de Bambouti (Est).
Martin Ziguélé: «Les principaux groupes armés en République centrafricaine ne sont pas animés par des Centrafricains. En outre, ces factions présentent une autre particularité. Ailleurs, les groupes armés sont des mouvements de sédition ou de rébellion voulant prendre le pouvoir par les armes, ce sont des organisations poursuivant un objectif politique. Les groupes armés en Centrafrique n’ont pas d’objectifs politiques, mais plutôt économiques. Ils se cachent derrière la protection d’un certain nombre de minorités, d’éleveurs, mais en réalité, ce sont des entreprises économiques, le pouvoir ne les intéresse pas. C’est l’expansion économique et l’argent qui les motivent!»
Sputnik: C’est donc dans le même esprit des groupes armés de la bande Est de la République démocratique du Congo…
Martin Ziguélé: «Oui, et aussi celui des bandes armées du Mali, aujourd’hui, qui sont d’abord des businessmen mais qui ont des armes, qui défient les États et qui s’adonnent à des trafics! Pour les rebelles, la guerre est plus lucrative que la paix. Il faut qu’on arrive à un moment où la guerre est plus coûteuse que la paix.»
Sputnik: On n’est donc plus dans la configuration classique de combattants tchadiens, entre autres, prêtant main-forte à François Bozizé ou à Michel Djotodia dans la conquête du pouvoir…
Martin Ziguélé: «En effet et ce changement n’a pas été forcément perçu par l’opinion internationale! On a affaire à des gens qui ne cherchent pas un bénéfice politique, mais qui veulent occuper l’espace. À titre d’exemple, le territoire occupé par Ali Darassa couvre cinq préfectures, ce qui est plus vaste que la République du Congo [342 000 m², ndlr]! Il fait venir des combattants de partout, construit une véritable économie de guerre, mais il fait surtout du business! Et c’est pour cette raison que la situation est plus difficile et plus pernicieuse.»