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Le Président Modibo Kéïta : La question culturelle

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« La Culture d’un peuple est l’expression la plus intrinsèque de sa faculté d’adaptation à son milieu, à sa condition propre, aux réalités philosophiques et sociales qui la conditionnent, dans son être comme dans son devenir. Notre folklore et nos traditions orales et écrites, notre musique qui est en même temps pensée et action, constituent les manifestations les plus éclatantes et les plus vivantes de notre culture.

Mais toute culture recèle deux sortes d’éléments : des éléments positifs qui l’impulsent et contribuent à son enrichissement et des éléments négatifs qui freinent son évolution et la sclérosent pour ensuite la détruire.

Un double effort de recherche et de réflexion est donc nécessaire pour revaloriser notre culture nationale : il nous faut, en premier lieu, la débarrasser des apports étrangers inadaptés à son essence et impropres à son développement et analyser, en second lieu, les données culturelles de notre pays pour en tirer les composantes les plus dynamiques et donc les plus susceptibles d’être intégrées dans le processus d’évolution moderne.

Pour ce faire, il n’est pas besoin de souligner toute l’importance que revêt, pour nous Africains, la connaissance approfondie de la philosophie, des arts, de la musique et des religions de nos pays respectifs. Dans les domaines les plus divers de la pensée et des activités africaines, des chercheurs et des penseurs doivent exercer leur esprit de curiosité et dresser un inventaire complet de notre acquis, de nos forces et de nos faiblesses, dans un souci d’objectivité scientifique.

La tâche leur sera d’autant plus aisée qu’ils s’y donneront avec amour, avec cette communion de pensée qui doit lier le savant à l’objet de sa recherche. Toutes les facilités leur seront offertes par le Gouvernement qui les appuiera de tout son mieux dans cette œuvre d’intérêt national et même mondial ; il pourra être envisagé dans un bref avenir la création d’écoles en vue de la formation de spécialistes dans toutes les branches de la science humaine, tout en intensifiant les stages à l’étranger.

Nos ethnologues s’intéresseront à l’étude des individus et des races qui peuplent nos régions, nos géologues à l’étude de notre sol et de notre sous-sol, nos physiciens à l’étude de notre pharmacopée, nos docteurs à la lutte contre les maladies les plus diverses qui sont encore, hélas, le lourd tribut de nos contrées, nos philosophes et nos sociologues se livreront à d’utiles travaux sur notre philosophie et la morale de nos sociétés pour en dégager la valeur universelle.

Chacun, dans sa sphère propre, apportera ainsi sa contribution à la résurrection  de notre héritage national, à la restauration de notre personnalité et, donc, à l’affirmation de notre Nation.

Aussi, n’est-il pas inutile d’insister sur le rôle que devront jouer dans une telle optique les langues vernaculaires : elles constituent, sans nul doute, les instruments les plus sûrs et les plus populaires qui permettront à nos masses rurales de donner toute la preuve de leur capacité. Cela n’exclut pas, bien sûr, la nécessité pour elles d’apprendre la langue française qui facilitera leur adaptation aux courants d’idées modernes.

Grâce à un enseignement de base étendu, à une scolarisation intensive, à une démocratisation toujours plus poussée de l’enseignement rendant effectif pour chaque individu, à quelque couche sociale qu’il appartienne, le droit à l’instruction, nous réussirons à détruire de manière décisive tous les déséquilibres culturels issus du régime colonial.

Nous parviendrons également à mettre fin au malaise social qui peut résulter de la qualité de notre société, dualité qui se traduit par une infime minorité d’intellectuels en présence d’une imposante majorité d’analphabètes.

Pour faciliter la compréhension entre tous les peuples de la  terre, nous ne jetterons d’exclusive sur aucune langue même si, pour des raisons pratiques évidentes, nous choisissons la langue française comme langue officielle.

En effet, une langue est instrument de travail dont aucune nation au monde ne peut revendiquer le monopole.

Notre rôle à nous  est de faire de ces langues des outils propres à traduire notre pensée dans les domaines les plus variés. Nous en ferons les vecteurs les plus fidèles de l’esprit africain.

Ouvert à tous les vents du monde, notre pays saura tirer profit des données positives  des autres civilisations, qu’elles soient de l’Est ou de l’Ouest.

Du reste, le Mali qui fut le creuset où vinrent se fondre, en une seule, les cultures africaines, berbère, arabe, continuera à jouer ce rôle de trait d’union sans perdre ses caractéristiques propres. Nous constituerons ainsi le noyau le plus solide à partir duquel s’édifiera la civilisation de l’universel.

Mais la décolonisation culturelle ne peut être acquise qu’au prix d’une volonté inébranlable de s’affirmer en tant qu’Africain, de n’observer et de ne juger les hommes et les institutions de l’Afrique que par des yeux et des cerveaux d’Africains.

A cet égard, il n’est pas superflu de rappeler à nos jeunes qu’ils ont une lourde mission à remplir au sein de la société malienne, et qu’ils ne pourront s’en acquitter qu’en se mettant à l’abri de tout déracinement intellectuel, bref qu’en étant partout les messagers des valeurs culturelles de leur pays.

Pour exister au plan international, une nation a besoin d’affirmer sa personnalité, en un mot de défendre sa culture car, la culture est le préalable et la fin de toute politique.

Au Mali, nous avons le privilège d’être l’un des pays de l’Ouest africain qui a un potentiel culturel considérable : nos philosophes dogons, bambaras, peulhs, sarakolés, khassonkés, etc., ont beaucoup fait parler d’eux à travers le monde ; les morales de nos sociétés maliennes sont de celles qui ont le plus résisté à la pénétration coloniale, notre musique s’est bel et bien conservée au travers des vicissitudes historiques(nos griots nous en donnent un témoignage éclatant) : nos arts plastiques, cyniquement exploités à des fins commerciales par des étrangers, peuvent encore faire renaître de leurs cendres sous le pinceau de nos sculpteurs, de nos peintres et de nos graveurs modernes ; notre folklore constitue pour nos artistes de la scène et du cinéma une source importante d’aspiration ; nos langues vernaculaires, parlées pour la plupart, par de grandes ethnies offrent de larges possibilités d’études à nos linguistes, enfin, notre histoire, avec toutes les falsifications dont elle a été l’objet, donne à nos historiens l’occasion d’y consacrer de passionnants travaux.

Il y a vraiment là matière à occuper tout le monde : le travail est immense et ne doit plus souffrir d’aucun délai.

Le Gouvernement, sans tarder, grâce à notre institut (ex-I.F.A.N.) passera très activement à l’exploration des richesses de notre pays, débarrassé tout complexe, armé d’une foi inflexible en notre vocation africaine et mondiale, pour faire du Mali nouveau un digne héritier du Mali ancien et, par conséquent une symbiose réussie de civilisations complémentaires. »

Extrait du discours prononcé à l’Assemblée Nationale (20 janvier 1961).

SourceLe 26 Mars

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