Depuis 2015, les rapports du Secrétaire général des Nations unies sur la situation au Mali répètent que les conditions de sécurité se détériorent. Tous les trois mois, donc, les conclusions restent les mêmes ou presque : dégradation de la situation sécuritaire et humanitaire, mise en œuvre tardive, sinon inexistante, de l’Accord sur la paix et la réconciliation de 2015, expansion des groupes extrémistes violents et retrait de la présence de l’État, surtout au centre du pays. À ces rapports onusiens s’ajoutent un consensus académique grandissant autour des risques croissants d’atrocités, de violences intercommunautaires, de violations des droits de l’homme, de la montée de dynamiques conflictuelles ethniques ou tribales et de la désintégration du tissu social dans les régions de Mopti et Ségou. La campagne électorale pour la présidentielle de 2018 a également révélé les tensions socio-politiques au sud du pays, tout en cristallisant l’opposition contre le président sortant et le bilan de son gouvernement. Cette étude révèle que vingt-cinq années de réformes administratives incomplètes et inégales ont laissé en héritage des divergences entre les principaux acteurs politiques quant au degré souhaitable et possible des responsabilités et des pouvoirs centraux et décentralisés.
La situation au Mali demeure donc très préoccupante et peu d’éléments sont encourageants. Les progrès sont rares, fragiles et largement marginaux. Les acteurs maliens en conflit (notamment les signataires de l’Accord de 2015) semblent avoir peu d’intérêt, de motivation ou parfois de capacités pour mettre en œuvre rapidement et efficacement les statuts de l’Accord. Les nombreux intervenants internationaux se bousculent sur les terrains de la résolution des conflits ou de la consolidation de la paix, mais restent largement incapables de coordonner leurs actions ou de contrer les effets négatifs et les contradictions de leurs interventions. Le manque de cohésion et de leadership internationaux autour de la médiation et de la mise en œuvre du processus de paix a créé des espaces et des occasions de manœuvre pour les acteurs maliens (et régionaux) en conflit, causant ainsi des délais et un prolongement de la crise. Ce sont les effets de ces délais qui sont les plus préoccupants. La recherche sur les guerres civiles démontre bien comment le prolongement des conflits armés tend à les aggraver dans la mesure où, avec le temps, les fractures sociales s’élargissent, les fossés entre communautés se creusent et la résolution des conflits devient de plus en plus ardue. Le Mali montre plusieurs signes de ces tendances.
Le massacre à Ogossagou du 23 mars 2019, où 160 personnes auraient été tuées, est une tragédie que plusieurs experts appréhendaient et qui révèle les risques liés à la fragmentation des acteurs et l’ethnicisation des conflits maliens.
Les résultats des recherches présentés dans ce dossier nous amènent à des conclusions peu optimistes pour l’avenir à court et moyen termes du Mali, pour ne pas dire pessimistes. À la base, l’analyse est ancrée dans une perspective de long terme afin d’identifier les causes profondes des conflits maliens et d’éviter ainsi les clichés qui retournent de négociations politiques ou stratégiques. Elle est également soucieuse, toutefois, des besoins à court terme et donc du besoin de pistes de solution permettant d’éviter le pire. Au Mali, le moment de basculement, ou point de non-retour n’a pas encore été atteint. Dans un contexte où six années d’intervention n’ont donné que peu de résultats aux niveaux politiques et stratégiques, hormis les succès tactiques de l’opération Barkhane (voir Goffi 2017), il ne faudrait pas attendre d’atteindre ce moment ou ce point pour repenser et revoir les possibilités d’action pour la paix et la réconciliation au Mali.
Le dossier qui suit est le résultat des efforts de recherche collectifs des membres du Centre FrancoPaix en résolution des conflits et missions de paix de la Chaire Raoul-Dandurand à l’Université du Québec à Montréal.2 Cette introduction vise à présenter le projet et sa méthodologie, ainsi que les interventions de chaque article. Elle se termine sur une discussion visant à souligner les conclusions principales de la recherche et à ouvrir un nouvel espace de discussion, en invitant à une reconsidération de l’intervention internationale au Mali.
Les articles
La crise malienne est régulièrement interprétée de manière binaire : une lutte contre le terrorisme sahélien et le défi de construire les capacités étatiques nécessaires à contrer cette menace et à gérer l’instabilité qui en découle. Il fait peu de doute que la crise qui débute en 2012 est d’abord une crise de légitimité de l’État. Toutefois, les problèmes liés à la gouvernance, à l’utilité citoyenne de l’État et à la représentativité de ses institutions ne sont pas limités à un manque de capacités, mais aux fondements mêmes de la légitimité du pouvoir étatique (voir Bagayoko 1999 ; Baudais 2015). Les défis capacitaires renvoient bien sûr aux problèmes institutionnels et structuraux de l’État (Craven-Matthews et Englebert 2018), mais également à ceux concernant les pratiques et les comportements de ses agents et à la question du “contrat social” à avoir ou non entre l’État et ses citoyens et citoyennes (Sears 2017). Tout cela doit également être considéré dans le contexte du rôle déterminant des intervenants internationaux : dans le double contexte de leur part de responsabilité dans l’affaissement de l’État, notamment entre 2000 et 2012, et d’une gestion de crise multinationale visant à stabiliser le Mali. La refondation, la reconstruction ou la restauration de l’État malien se font dans un contexte où les objectifs internationaux de stabilisation sont vaguement définis et parfois divergents ou en compétition. Autrement dit, analyser et débattre de la crise de l’État malien—et donc présenter sa reconstruction ou la restauration de son autorité comme la solution au conflit—requiert que l’on considère les conditions et les paramètres internationaux structurant la mise en œuvre de l’Accord de paix et de toute restructuration de l’État.
La rébellion touarègue de 2012, reprise par une insurrection djihadiste, s’inscrit ainsi dans cette histoire institutionnelle où les populations du nord ont toujours remis en question, à divers niveaux et de différentes façons, la légitimité, la représentativité et l’utilité des institutions de l’État malien pour le nord, se sentant marginalisées aux plans politique et économique, sinon complètement absentes d’un imaginaire de l’État et de la nation axé sur le sud. Les liens entre les populations septentrionales et le gouvernement de Bamako ont toujours été fondés sur des assises fluides, variables, régulièrement renégociées ou contestées (Boilley 1999 ; Grémont et al. 2004 ; Lecocq 2010). Le régime d’Amadou Toumani Touré (2002–2012) passa maître de la gestion sécuritaire par procuration et activation de réseaux clientélistes. C’est en partie pourquoi, lorsque la rébellion débute en 2012, l’État disparaît des régions du nord, en quelque sorte, car certains représentants de l’État, incluant des membres des forces armées maliennes, rejoignent les rangs rebelles. À la différence des rébellions passées, des groupes djihadistes prendront l’initiative et s’installeront là où l’autorité étatique est absente. L’intervention française Serval viendra ralentir la progression des groupes armés non étatiques identifiés comme terroristes, mais mettra également en lumière l’incapacité chronique de l’État malien à assurer sa présence et son autorité dans les régions du nord du pays.
Dès lors, des groupes armés non étatiques deviennent des acteurs de la gouvernance locale et prennent part à une compétition violente entre diverses formes de gouvernance sur les territoires qu’ils contrôlent. Dans leur article, Aurélie Campana et Adam Sandor soulignent qu’il ne faut pas considérer ou analyser les groupes terroristes comme des groupes externes aux dynamiques de conflit et de gouvernance propres au Mali. Ils sont intimement liés aux dynamiques conflictuelles de par leur constitution et leurs relations historiques et actuelles. Leur résilience et leurs capacités de recrutement et d’organisation s’expliquent en partie par leur ancrage dans les différents terroirs maliens. Il importe donc de reconnaître leurs objectifs politiques et leurs capacités en tant qu’acteurs stratégiques et imbriqués dans les dynamiques conflictuelles, incluant les problèmes liés à la légitimité contestée de l’autorité de l’État. Ils sont des “arbitres et des pourvoyeurs de sécurité et de biens” là où l’État malien est absent ou incapable d’asseoir son autorité. L’article démontre comment “les groupes djihadistes s’imposent comme des acteurs de la gouvernance locale.” S’ils continuent à utiliser la violence pour contraindre les populations locales, ils “instrumentalisent les tensions au sein des populations pour gagner en légitimité.” Ces groupes déploient des stratégies visant à exploiter et bénéficier des tensions inter- et intra-communautaires et promouvoir ou imposer leur(s) modèle(s) alternatif(s) de gouvernance. C’est ainsi que “ces groupes contribuent à accentuer la crise de légitimité dont souffre l’État malien sur des pans entiers de son territoire.”
Lorsque les chercheurs, les experts ou les politiques discutent de terrorisme, au Mali ou ailleurs, le jugement moral sur la valeur, l’utilité ou la légitimité de la violence dite terroriste déployée par les groupes non étatiques est trop souvent préétabli : elle est jugée irrationnelle, idéologique et apolitique (Stampnitzky 2013). Ce jugement moral—devenu automatisme ou obligation au risque d’être accusé de soutenir le terrorisme—obscurcit l’autre côté de la médaille : la prémisse selon laquelle la violence de l’État est nécessairement légitime malgré les exactions réelles et possibles. Ainsi sont négligés les liens entre la légitimité de la violence et celle de l’autorité politique telles que vécues par les acteurs. Comme le soulignent bien Campana et Sandor, la reconnaissance et la considération sérieuses des groupes terroristes comme des acteurs politiques et non comme des fanatiques irrationnels ne revient pas à accepter leurs revendications ou à justifier leurs méthodes. Pour l’analyse des conflits, une telle considération est essentielle. Pour les options politiques et diplomatiques, elle souligne la possibilité d’ouvrir le dialogue ou d’envisager d’autres solutions ou stratégies que l’outil militaire.
Les jihadistes comme alternative
La question de la possibilité d’un dialogue ou de négociations avec les groupes terroristes a reçu un refus officiel catégorique des gouvernements français et malien, malgré le fait que cette idée gagne en popularité au Mali (Hasseye 2018). Pourtant, cette option se pose de manière urgente dans les régions de Mopti et de Ségou, car c’est justement au Centre du Mali qu’il est possible d’observer des groupes djihadistes qui s’imposent comme des acteurs de la gouvernance locale. Dans leur article, Jourde, Brossier et Cissé montrent ainsi les limites de politiques qui se résument à contrer les terroristes alors même que le développement de dynamiques insurrectionnelles est intimement lié à la brutalité et aux abus de la réponse étatique, perçue et vécue comme largement illégitime. Dans un contexte où les mécanismes locaux de résolution des conflits se sont érodés et où l’État s’est parfois contenté de déployer une armée coupable de violations des droits de l’homme (Human Rights Watch 2018; ONU 2018b), les groupes dits terroristes sont en fait devenus une option crédible pour assurer la sécurité des populations. Certaines communautés locales ont ainsi passé des accords avec les insurgés et leur ont fourni des recrues pour se protéger du banditisme, échapper aux abus de l’armée malienne et gérer des tensions intercommunautaires qui étaient parfois liées à la transhumance.
Ainsi, la démonstration de Jourde, Brossier et Cissé vient appuyer l’argument de Campana et Sandor à propos de groupes qu’on qualifie de terroristes. Leur analyse pointue souligne comment les groupes armés ont trouvé opportunités et intérêts à exploiter les dynamiques conflictuelles historiques de la région de Mopti. Ils démontrent également la nécessité de s’interroger sur les risques que comportent les déploiements militaires internationaux d’accroître les tensions, à l’heure notamment du déploiement de la Force conjointe du G5 Sahel. Ces opérations militaires adoptant une vision binaire entre les acteurs légitimes et terroristes, elles portent le piège d’accentuer les sentiments liés aux dynamiques d’exclusion et de marginalisation. Ces dynamiques s’inscrivent d’ailleurs dans “un contexte bien précis, marqué par l’évolution des rapports entre groupes lignagers et statutaires peuls, elle-même impactée par les transformations de l’économie politique du Delta intérieur du Niger.” Elles s’inscrivent également dans un contexte où les représentants de l’État malien accusent les Peuls d’actes terroristes, alors que l’État néglige les doléances locales ou est même coupable de violations des droits de l’homme, comme le souligne l’enquête de la MINUSMA qui a confirmé la culpabilité d’éléments du bataillon malien de la Force conjointe du G5 Sahel ayant sommairement ou arbitrairement exécuté 12 civils à Boulkessy le 19 mai 2018 (ONU 2018c).
La situation au centre du Mali évoque l’urgence de repenser une intervention internationale qui n’a pas empêché la situation de se détériorer. Les deux représentations dominantes de la crise malienne (identifiées précédemment comme la lutte contre le terrorisme sahélien et l’incapacité de l’État malien) informent en grande partie le mandat de la MINUSMA. En effet, la Mission onusienne doit appuyer les efforts de restauration de l’autorité de l’État sur tout son territoire, incluant un appui aux Forces maliennes de sécurité et de défense. De par son mandat, elle autorise aussi les activités militaires de l’opération française Barkhane et doit soutenir la Force conjointe du G5 Sahel lorsque celle-ci est sur le territoire malien (ONU 2018e). Cette grille de lecture est reprise et véhiculée, notamment par le gouvernement français qui réclamait sans cesse, à la veille des élections présidentielles de 2018, un État fort et une volonté politique forte pour gérer la situation sécuritaire tout en remettant en question la volonté du gouvernement à tenir les élections (AFP 2018).
Face à tous les défis présents au Mali, les intervenants internationaux ont déployé une multitude de moyens et de stratégies pour résoudre les conflits ou pour en gérer les effets. Les acteurs du développement et de la consolidation de la paix ont mis l’accent sur la prévention de l’extrémisme violent ou sur des programmes pour le contrer, le tout dans une perspective qui se régionalise de plus en plus. Le dispositif militaire engagé au Mali et au Sahel est à cet égard impressionnant : 13,155 Casques bleus et 1,738 policiers onusiens au Mali (sur une force autorisée de 13,289 et 1,920 respectivement, en date du mois de mai 2019), 4,500 soldats français, de 800 à 1,000 soldats des forces spéciales américaines, 580 soldats européens pour la Mission de formation de l’Union européenne (EUTM), 5,000 à 10,000 effectifs prévus pour la Force conjointe du G5 Sahel et un nombre incertain de soldats européens (Allemagne, Italie et Belgique) dans les pays limitrophes au Mali. Tous ces effectifs sont autorisés ou partiellement justifiés par la Mission de l’ONU au Mali et par la lutte contre le terrorisme saharo-sahélien.
Les limites d’un dispositif
Dans sa contribution, Bruno Charbonneau analyse les limites de ce dispositif, notamment les effets de la division du travail entre la MINUSMA et les effectifs contre-terroristes (surtout l’opération Barkhane) sur les possibilités pour la paix et la réconciliation au Mali. Après avoir souligné l’importance d’aborder les interventions internationales au Mali comme étant intimement imbriquées dans les dynamiques conflictuelles (et non les concevoir comme une solution externe pour un problème interne), l’article examine comment la priorité accordée à la lutte contre le terrorisme impose des limites importantes aux possibilités pour la paix, en plus de produire des contradictions et des effets contre-productifs non négligeables. Face aux critiques concernant les limites du contre-terrorisme, la réponse a été de redoubler d’efforts via le déploiement de la Force conjointe du G5 Sahel. Cet acharnement contre-terroriste est le fruit d’un aveuglement ou d’un choix politique qui refuse de reconnaître les tensions inhérentes et les compromis inévitables que la “division du travail” engendre entre les stratégies contre-terroristes et celles autour du maintien de la paix : “Ne pas admettre ces tensions et ces compromis revenant à vouloir le beurre, et l’argent du beurre.”
Les effets de ce dispositif militaire international ont leur pendant malien. En effet, au Mali, la particularité de la gestion de l’insécurité et de la conflictualité réside dans l’intervention croisée des différentes catégories de forces armées dans la lutte contre des menaces à la fois internes et transnationales. Ainsi, alors même que l’environnement sécuritaire et stratégique actuel du Mali est propice à une intervention de plus en plus fréquente, voire systématique, de l’armée dans des missions se situant à l’intérieur des frontières nationales, parallèlement les missions des forces de sécurité (policiers et gendarmes en particulier), jusqu’ici traditionnellement considérées comme circonscrites au théâtre national, comportent de manière croissante une dimension extérieure. Selon Niagalé Bagayoko de telles évolutions suggèrent que la différentiation entre missions des militaires et missions des forces de sécurité selon le critère de la distinction interne/externe est caduque, non pas seulement au Mali, mais plus largement dans l’espace saharo-sahélien. Autrement dit, il est possible d’observer la transformation d’une gouvernance sécuritaire régionale, tant au niveau des opérations internationales que nationales.
Conclusions
Quelles conclusions pouvons-nous tirer des analyses présentées dans ce dossier? Les efforts internationaux au Mali sont divisés entre des objectifs entrant régulièrement en contradiction : ceux autour du maintien de la paix et ceux articulés autour du contre-terrorisme. Les efforts de mise en œuvre de l’Accord sur la paix et la réconciliation ayant largement échoué jusqu’à présent, il peut être sensé de se limiter à gérer les effets des violences, à contenir les menaces à l’intérieur du Mali, à des horizons à court terme et à la mise en place de solutions techniques. La stratégie de l’Union européenne pour le Sahel est exemplaire à cet égard, étant davantage concernée par les “flux de l’immigration illégale et des trafics illicites que par la résolution des conflits maliens (voir UE 2011 ; Lopez Lucia 2017). Toutefois, dans ces conditions, un cercle vicieux apparaît. Les signataires de l’Accord ont peu de motivations ou de conviction pour le mettre en œuvre, alors que la médiation internationale est sapée par les objectifs à court terme d’endiguement et de gestion des effets des conflits. Sans un consensus sur la nécessité de cette mise en œuvre, les conditions stratégiques pour le succès des négociations ne sont pas réunies alors que toutes les parties prenantes au conflit rejettent le blâme sur les autres.
Le processus de paix formel au Mali est en partie conditionné par une logique qui était valide en 2013–2015, mais qui ne l’est plus totalement en 2019 étant donné l’évolution de la situation et des dynamiques conflictuelles. Le conflit de 2012 s’est transformé en conflits multiples, les groupes armés se sont fragmentés ou reconstitués et les violences montrent des tendances inquiétantes d’ethnicisations et de tribalisation. Le Centre du Mali souligne la complexité des conflits au-delà des commentaires et des analyses sur le terrorisme, au-delà des “simples” problèmes historiques de l’insurrection touarègue ou djihadiste. En effet, le Centre du Mali illustre les interactions entre plusieurs questions fondamentales : incluant la gouvernance, la violence légitime, la justice, les questions foncières, les divisions intercommunautaires, l’intégration régionale, les changements climatiques, le développement et même les institutions patriarcales. Ceci étant dit, et bien qu’il soit inadapté à la situation au Centre du Mali, il nous semble que l’Accord de 2015 et ses processus de mise en œuvre doivent être préservés, si ce n’est que pour éviter un vide déstabilisant. Le revers de la médaille, cependant, est sans doute de reconnaître ce qui est parfois perçu, du côté malien, comme un manque de leadership de la communauté internationale dans la mise en œuvre du processus de paix.
La réponse internationale principale (principalement européenne, si l’on doit préciser) à ces évolutions a été de redoubler les efforts contre-terroristes en misant sur une Force conjointe du G5 Sahel. L’accent mis sur la guerre contre le terrorisme n’aide pourtant pas à la résolution des conflits au Mali. Cette guerre ne peut être, au mieux, qu’un pansement sur des symptômes qui cachent des blessures plus profondes. Elle n’est pas une nécessité politique sans alternative, dans la mesure où elle est d’abord un choix politico-stratégique face à des compromis inévitables. L’idée selon laquelle les processus de paix formels, les mandats formels et les interventions militaires internationales formelles peuvent et doivent stabiliser les conflits armés afin de créer les conditions pour la paix et le développement est basée sur une compréhension des sources des conflits comme étant internes et pour lesquelles les interventions apportent des solutions externes. Dans un tel cadre conceptuel, on découvre l’angle mort de plusieurs travaux d’analyse : est voilée la manière dont les interventions internationales façonnent et sont façonnées par les configurations de pouvoir sous-jacentes du conflit. Les interventions internationales ne constituent pas des solutions externes aux problèmes internes du Mali, mais participent directement et indirectement des dynamiques des conflits et vice versa (voir Cheng, Goodhand, et Meehan 2018).
L’un des principaux défis de la résolution des conflits au Mali est celui de la légitimité et de l’autorité de l’État dans un contexte où divers groupes armés et de multiples acteurs internationaux comblent son absence ou son incapacité. Vingt-cinq années de réformes administratives incomplètes et inégales ont laissé en héritage des divergences entre les principaux acteurs politiques quant au degré souhaitable et possible des responsabilités et des pouvoirs centraux et décentralisés. Encourager les réformes sur la gouvernance exige un regard critique et sans concession sur les limites et les possibilités de la décentralisation administrative, incluant les formes de gouvernance adaptées et appropriées aux défis de la gestion de la diversité et des inégalités multiples dans des conditions socio-économiques, géographiques, climatiques et démographiques particulièrement difficiles. Il est également primordial de prendre au sérieux les revendications de prestation de services de justice de l’État, sans lesquels la résolution des conflits ne peut être pérenne. Il nous semble que ceci devrait aussi s’appliquer aux membres des Forces maliennes de défense et de sécurité qui se doivent d’être irréprochables dans leurs interactions avec les populations. La réforme du secteur de la sécurité deviendrait ainsi prioritaire dans la mesure où elle s’articule dans une réforme des relations entre les civils et les militaires, mais aussi dans leur rapport respectif avec l’État. Ceci étant dit, encore ici, les chercheurs et les politiques étudient ou conçoivent généralement l’État malien comme distinct de ses relations avec une multitude d’acteurs transnationaux, dont plusieurs disputent le monopole (théorique) de la violence légitime de l’État. Il est surprenant de constater qu’au Mali, là où dynamiques conflictuelles et interventions internationales se croisent, les enseignements de Jean-François Bayart (2006) sur l’État africain et l’extraversion, par exemple, sont rapidement oubliés ou négligés par les experts du terrorisme et les praticiens internationaux (Charbonneau 2015 ; Desgrais et Le Gouriellec 2016). Lorsque l’État et son fonctionnement sont extirpés de ses relations transnationales, il devient possible de le blâmer et de parler d’État failli plutôt que d’analyser les transformations de celui-ci et de la gouvernance en général (voir Hameiri, Jones, et Sandor 2018).
Bruno Charbonneau,Département des humanités et des sciences sociales, Collège militaire royal de Saint-Jean, Saint-Jeansur-Richelieu, Quebec, Canada ; Université du Québec à Montréal