Dans « L’Essor » du 20 décembre 2019, notre aîné Samba Lamine Sow a trempé sa plume dans la morsure du spectacle ubuesque de la restitution, par la France au Sénégal, d’un sabre qui aurait été celui d’El Hadj Omar Tall. D’emblée, il faut d’ire qu’il ne s’agit pas d’une restitution, mais d’un prêt.
Dans sa contribution, Monsieur Sow a soulevé des questions de recherche qui posent (pour nous) la nécessité d’une activité intellectuelle réflexive sur la lecture et la compréhension de notre histoire partagée avec l’ancienne puissance coloniale. Pourquoi toute cette mise en scène autour d’un sabre, à l’appartenance douteuse, quand tout le patrimoine intellectuel et économique d’El Hadj Omar Tall se trouve toujours dans les rayons de la Bibliothèque nationale de France ? Quel était le contenu véritable de ce patrimoine connu désormais sous le nom de « Trésor de Ségou » ?
Le colonel Archinard, encore lui, est au centre de toute cette « histoire ». Quand le 6 avril 1890, il mit pied à Ségou, il était obsédé par le fabuleux « trésor » accumulé au fil du temps par El Hadj Omar et ses enfants. Archinard avait de la suite dans les idées, car il avait lu et relu le récit de voyage de Eugène Mage et du Dr Quintin, deux « espions » français qui ont séjourné à Ségou du 28 février 1864 au 6 mai 1866. Ils ont consigné leur aventure dans le livre «Du Sénégal au Niger » (relation du voyage d’exploration de M. Mage et Quintin de 1863 à 1866, Imprimerie. de P. Dupont, 1867). Ils mentionnent clairement l’existence de ce trésor.
Daniel Foliard dans « Les vies du « Trésor de Ségou » ( , pages 869 à 898) confirme que Archinard a bien retrouvé
cette fortune grâce aux indications données par un familier de la cour royale ; un traitre de plus. Foliard précise qu’ « une partie des richesses a été trouvée enfouie sous une case ». Il le fallait car après les victoires, tout le monde se servait sur la bête, qui en femmes, qui en pièces de valeur, qui en bétail, qui en captifs. Au fait, il s’agissait d’une pratique de terreur pour marquer les esprits et faciliter l’occupation du terrain.
Archinard lui-même dissipe tous les doutes au sujet de cette richesse. Il en donne la description suivante : des pièces d’or, des bijoux, des armes et des livres. Pour être sûr que sa troupe sera disciplinée, la veille de la prise de Ségou, c’est-à-dire le 5 avril 1890, il fait prêter à tous ses officiers un serment qui stipulait « un engagement sur l’honneur de faire tous leurs efforts pour que rien ne soit distrait de ce trésor si on le trouve et que tout revienne à l’état ».
L’universitaire sénégalais Saliou Mbaye, qui a été directeur national des Archives du Sénégal, est le plus explicite et certainement le plus complet en la matière. Il a pris part aux démarches initiées par Thierno Mountaga Tall, le représentant de la famille omarienne et du gouvernement du Sénégal pour retrouver les pièces et le fonds documentaire d’El Haj Omar Tall à Paris. Il en fait un récit d’une grande portée propédeutique dans « Sud Quotidien » du 20/11/2019, un journal sénégalais d’informations générales. Par cette tribune, il entendait apporter sa contribution sur le profil du « Trésor de Ségou », à travers ses souvenirs d’homme et sa pratique professionnelle. Il retrace le contexte de sa mission qui a eu lieu en 1993 en France où il devait retrouver et appuyer les efforts de recherche de Thierno Mountaga Tall, à la Bibliothèque nationale de France. à son arrivée dans la capitale française, il a trouvé que le Khalife qui avait déjà pu obtenir, à ses frais, un microfilm du patrimoine, avait entrepris une tournée à l’intérieur de la France pour aller à la rencontre de ses élèves. Quelque peu décontenancé par cette déconvenue, Saliou Mbaye ne tarde pas à retrouver ses réflexes d’archiviste. Il se rend à Aix-en-Provence, pour compulser une partie des archives du ministère des colonies, sur le sujet. Et il a pu récolter une kyrielle d’informations.
Sur l’existence même de ce patrimoine, M. Mbaye ôte tous les doutes précédents. Il cite une correspondance du colonel Archinard adressée au gouverneur du Sénégal, le 16 avril 1890, soit dix jours après la chute de Ségou. L’officier donne les détails suivants sur l’état des prises : « déjà deux à trois cent mille francs d’or, … des drapeaux et le sabre d’El Hadj, quantité d’objets historiques ou curieux, toute la Bibliothèque de Ségou. Il informe son supérieur de l’état des prises. Il y a notamment toute la correspondance d’Ahmadou à son fils [Madani] », les femmes de Ahmadou, à savoir Mariama et Fatoumata Diawandou, Archinard prend sous sa protection Abdoulaye et Tidiani, les deux enfants de Amadou. Abdoulaye sera l’un des premiers africains diplômés de la célèbre école militaire française de Saint Cyr. Il n’a pas pu étaler tout son potentiel, parce que mort très jeune le 19 mars 1899. Ses restes ont été rapatriés à Ségou en 1995.
Le trésor accumulé est transporté à Kayes dans exactement 14 caisses. Saliou Mbaye retrouve sa trace, le 26 mai 1890, date à laquelle Archinard avait constitué une commission d’évaluation. Les résultats suivants ont été obtenus : 76 kg 82 grammes d’or et 157 kg d’argent. La commission se transforme en commission de ventes aux enchères. Elle met à prix les bijoux supposés être de divers métaux et propose de verser l’argent obtenu dans les caisses du Budget du Soudan, récemment institué. Après cette vente à la criée, la commission expédie en France deux caisses de bijoux et d’objets « représentant un intérêt historique ou artistique », de Kayes à Saint-Louis, de Saint-Louis en France, au Magasin central des Colonies, 4, rue Jean Nicot à Paris.
La bibliothèque d’El Hadj Oumar Tall
Ce n’est pas tout. à Paris, une autre évaluation aura lieu, par le sous-secrétaire d’état aux colonies. Une commission est constituée avec à sa tête M. Picanon, inspecteur des colonies. Il est assisté par deux sommités : Octave Houdas, professeur d’arabe à l’école des langues orientales ; le traducteur du « Tarikh es Soudan » et de Abderahman Abdallah, le traducteur du « Târikh el Fettach » de Mahmoud el Kati. Les deux représentaient le ministère de l’Instruction publique au sein de la commission qui s’est réunie deux fois, en décembre 1890 et en mars 1891. C’est cette commission qui a proposé que les livres et manuscrits soient versés à la Bibliothèque nationale, ou à L’école des Langues orientales. Elle a proposé que les bijoux et autres objets soient offerts sous forme de don à l’Exposition permanente des colonies, ou au Musée du Trocadéro.
C’est en 1892, qu’une décision définitive a été prise attribuant les livres à la Bibliothèque nationale et les bijoux et objets à l’Exposition permanente des colonies. Pour être plus précis, Saliou Mbaye nous indique que quatre caisses de livres et de manuscrits d’un poids de 585 kg ont été envoyées à la Bibliothèque de France, le 28 octobre 1892. Ces documents ont été reliés entre 1898 et 1901 et classés à la « Section des manuscrits orientaux ». Il s’agit exactement de 518 volumes. Dans ce fonds, il y a des ouvrages écrits par El Hadj Omar Tall en personne. Le « Rimâhu Hizbi Rahîm ala nuhur Hizbi Radjîm » ou « Livre des lances » écrit entre 1833 et 1854 en fait partie. Cette œuvre renferme l’essentiel de la doctrine de la Tijaniyya. Il y a des ouvrages de grammaire, de lexicographie, de médecine, de rhétorique, de droit etc. On y trouve aussi des formules talismaniques et astrologiques et des prières. Ce n’est pas tout. Il y a aussi les correspondances entre El Hadj Omar et l’Almamy Abdoul Bocar Kane du Fouta, son allié. Les échanges sulfureux entre El Hadj Omar et El békaye Kounta de Tombouctou ou Amadou du Macina y sont aussi. Il convient de dire que ces documents étaient principalement écrits en arabe académique. Certains l’étaient en fulfuldé, en arabe dialectal ou même en français.
LES OBJETS ET BIJOUX
Les bijoux ont été conditionnés dans 10 caisses d’un poids total de 581 kg. Ils étaient constitués principalement de bijoux véritables et de certains objets personnels ayant été attribués à El Hadj Omar Tall : une tente, une moustiquaire, un sabre, un lit de repos, des étriers, des cannes, des tissus, des tabalas de guerre, des drapeaux, des canaris, de la vannerie, des fusils à pierre, des objets de harnachement.
Les bijoux ont été réunis dans quatre boîtes : 48 bijoux en or pesant 8kg, 141 et de 48 bijoux en argent d’un poids de 4kg 789 grammes. L’information précise qu’il s’agit de parures de front, de bracelets, d’anneaux de chevilles, de boucles d’oreilles, de colliers. Ce lot a été déposé à l’Exposition permanente des colonies, le 21 novembre 1892.
Le sabre en question
De son poste de responsabilité, Saliou Mbaye a pu constater que le sabre qui cristallise aujourd’hui les débats avait déjà été présenté à Dakar, lors du colloque sur le bicentenaire de la naissance de El Hadj Omar Tall, du 14 au 19 décembre 1998. Le sabre dont il s’agit est de fabrication française. Son numéro d’inventaire est le 6995 avec la cote suivante : cd 526, AF 2167, musée des Arts d’Afrique et d’Océanie, inventaire Ancien Fonds. Dans le détail technique, le sabre est sorti des usines Coulaux et Compagnie avec comme lieu de création la ville de Klingenthal, dans le Bas-Rhin. C’est le modèle classique de 1821 remis aux officiers d’infanterie. Il a été fabriqué à la mode dite « à la Montmorency », avec une lame courbe qui mesure 75,8 cm de long.
Comment ce sabre a-t-il atterri entre les mains d’El Hadj Oumar Tall ? L’historiographie coloniale ne dit rien sur la façon dont le conquérant toucouleur a acquis ce sabre. L’aurait-il acheté dans un comptoir français qu’il aurait laissé des traces. L’aurait-il reçu comme récompense, comme la France en a fait cadeaux à beaucoup de chefs africains, qu’il aurait laissé des traces. On sait que les contacts entre El Hadj Omar et les Français n’ont pas été très suivis comme ils l’ont été avec Tiéba et Babemba Traoré ou avec Samory. Quand en 1857, Faidherbe met fin au siège de Médine, il ne parle que des combats et de déroute des talibés. Il n’y a pas eu de prise de guerre véritablement. Ce sabre ne pourrait-il pas avoir été une propriété de Amadou Tall ? En plus du sabre, il faut restituer les livres et les objets d’art. Les objets volés sont aujourd’hui « propriétés » des puissances coloniales, qu’il s’agisse de la France, de l’Angleterre ou de l’Allemagne.
L’Essor