Au milieu du ronronnement des machines à coudre et des vapeurs des fers à repasser, plusieurs milliers d’ouvriers – dont beaucoup d’immigrés asiatiques et latinos – s’affairent dans le “Garment District”, le quartier traditionnel de la confection à Manhattan.
Mais leurs ateliers et leurs emplois sont menacés. Depuis son heure de gloire dans les années 50, où plusieurs centaines de milliers de personnes y étaient employées, ce quartier autrefois emblématique de l’économie new-yorkaise, tout proche de Times Square, a perdu 95% de sa main-d’oeuvre.
L’explosion des loyers et la délocalisation de la production textile à l’étranger sont les raisons principales de son agonie. Délocalisation pas tant vers la Chine que vers Paris, Milan ou Londres, dont les pôles de haute couture sont portés par des semaines de la mode plus prestigieuses que la semaine new-yorkaise, et des aides gouvernementales.
A chaque fois qu’un styliste américain part présenter sa collection en Europe plutôt qu’à New York, comme Thom Browne ou Altuzarra ces dernières saisons, le quartier accuse le coup.
Pour l’instant, quelque 400 entreprises de confection, magasins de tissus ou merceries, familiales pour la plupart, se maintiennent encore dans le quartier, employant quelque 5.000 personnes, selon une étude de l’Alliance pour le Garment District, qui rassemble les entreprises de la branche.
– “Effet domino” –
Si l’on voit encore des salariés traverser les rues étroites chargés de rouleaux de tissus, les commerces liés à la mode se raréfient pour être remplacés par des chaînes de restauration rapide ou des entreprises liées au monde de la tech.
“Beaucoup de commerces ont fermé cette année et l’an passé. Dès que plusieurs ferment, cela produit un effet domino”, explique à l’AFP Gabrielle Ferrara, 29 ans, dont les parents ont ouvert il y a 30 ans l’atelier de confection Ferrara Manufacturing, l’un des plus grands du quartier.
“Je ne sais pas si nous continuerons à fabriquer dans le Garment District dans cinq ans (…) Nous sommes à un moment critique”, dit-elle.
Son entreprise fabrique des pièces de haute qualité pour le marché du luxe, et durant la semaine de la mode new-yorkaise, qui ouvre jeudi, elle emploie 75 personnes dédiées aux créations qui seront montrées sur les podiums.
Pourtant, le quartier offre encore un écosystème difficile à égaler.
“Comme styliste, on peut se réveiller le matin, imaginer un costume, un vêtement ou une blouse, et en 24 heures on a choisi le tissu, réalisé le patron, choisi le fil, les boutons, on a un modèle et un studio photo pour le promouvoir, tout ça au même endroit”, souligne Yshai Yudekovitz, 34 ans, dont la famille est propriétaire d’un magasin de tissus, B&J Fabrics, depuis quatre générations.
La fermeture d’une partie des échoppes a provoqué une chute de la clientèle, dit-il, et son magasin, autrefois surtout fréquenté par les stylistes, travaille aujourd’hui principalement pour les théâtres de Broadway, l’industrie du cinéma et les plateformes de streaming comme Netflix et Amazon. Contribuant notamment à la série “La Fabuleuse Madame Maisel”, l’histoire d’une jeune femme bourgeoise qui s’affranchit de son milieu pour faire de la comédie.
– Savoir-faire “unique” –
Pour Gale Brewer, qui dirige le district de Manhattan, sauver le quartier est essentiel pour préserver des milliers d’emplois au savoir-faire précieux.
“Beaucoup de ces travailleurs sont très spécialisés. Ils peuvent gagner jusqu’à 40 dollars de l’heure ou plus (…) Nous ne pouvons pas perdre ces couturiers, ces tailleurs. Ils sont uniques”, dit-elle.
Le défi est d’éviter que ces ateliers et commerces ne cèdent la place à des sociétés de high-tech ou d’autres secteurs, assez riches pour absorber la hausse des loyers.
Pour Corey Johnson, président du conseil municipal de New York, le quartier est “encore une partie importante de ce que nous sommes comme ville et de ce que nous serons encore, j’espère, pendant des années”.
“C’est un moteur économique et une ancrage culturel pour New York”, dit-il.
La mairie s’est attiré les foudres du quartier lorsqu’elle a éliminé, en 2018, les règles de zonage qui protégeaient l’industrie textile, et a investi des millions dans un nouveau “campus” de la confection à Brooklyn.
Gale Brewer et Corey Johnson ont contre-attaqué en demandant des réductions d’impôt pour ceux qui louent des locaux liés à la mode, et obtenu des fonds destinés à acheter un bâtiment pour accueillir des entreprises du secteur, qui reste encore à trouver.
Mais pour Gabrielle Ferrara, qui investit dans la technologie 3D pour généraliser le sur-mesure et sauver son entreprise, toutes ces aides tardent à produire leurs effets.
“Je ne pense pas que ces mesures arrêteront l’hémorragie du quartier”, dit-elle.