L’école africaine réinventée (5). Volontairement hybride, la structure installée à Bamako enseigne à ses « apprenants » un autre métier que celui pour lequel ils étudient.
En bambara, la langue de la capitale malienne, kabakoo, signifie « étonnement ». C’est aussi l’inscription qui figure sur l’enceinte violette d’un bâtiment au beau milieu d’un quartier de Bamako qui n’existait pas il y a encore un an. Dans cette bâtisse de terre, qui a poussé au milieu d’une zone où le parpaing est roi, une dizaine de personnes échange autour d’un enseignant au tableau.
C’est là que Talhata Touré, un jeune étudiant ingénieur en électrotechnique-électronique à l’Ecole nationale d’ingénieurs de Bamako, a fabriqué le prototype d’un appareil pouvant mesurer la qualité de l’air du lieu. Débarqué du nord du pays en 2012 pour fuir la guerre, le jeune homme se rend vite compte que, dans la capitale malienne, de l’importance de la pollution atmosphérique, qu’il juge plus meurtrière que « le paludisme ou le choléra ». A peine conçu, son prototype, tellement en phase avec les besoins de cette ville, attire l’attention d’entreprises et d’organisations.
Talhata Touré incarne l’esprit Kabakoo. Un lieu qui n’est ni une école ni un centre de formation, mais une structure éducative hybride, sans cours magistral, sans emploi du temps. Ici, les élèves vont et viennent à leur guise au gré d’ateliers thématiques animés en visioconférence par des intervenants en direct de l’Italie, de Chine ou des Etats-Unis. Pour ceux qu’on n’appelle pas « élèves » mais « apprenants », Kabakoo est un lieu de vie où l’on « reste volontiers jusqu’à 23 heures, voire toute la nuit », lance, amusé, Ousmane Démé, 25 ans, l’administrateur.
Renforcer son employabilité
Assise au fond, Absetou Coulibaly, observe cette structure où elle débarque juste, venue chercher la pratique qui manque dans son cursus d’étudiante en génie mécanique au sein d’une grande école de Bamako. « On m’y a appris la soudure, mais je n’ai jamais pratiqué », raconte-t-elle, étonnée en découvrant le matériel à disposition.
Kabakoo, qui est dans sa phase de test, n’a pas vocation à remplacer les structures éducatives conventionnelles, mais arrive en complément. Ici, 80 % des 479 « apprenants » âgés de 15 ans à 35 ans qui sont déjà passés entre juillet 2018 et octobre 2019 sont inscrits dans un cursus scolaire ou universitaire classique. « On étudie pour apprendre la vie en société, mais comme il n’y a pas assez d’emplois pour tous les étudiants diplômés, on est forcés d’apprendre un autre métier et on vient là pour ça », constate Daniogo Seydou, 22 ans, étudiant en économie à l’université.
Selon un rapport publié par les banques africaines de développement en 2018, 3,1 millions d’emplois formels sont créés par an en Afrique, alors que 10 à 12 millions de jeunes arrivent sur le marché du travail. Ce qui explique que près de 60 % des chômeurs du continent sont des jeunes, parfois très diplômés, comme l’observe la Banque mondiale dans ses statistiques. C’est d’ailleurs ce constat qui a amené Yanick Kemayou, enseignant-chercheur âgé de 34 ans, à imaginer cette structure.
Né et éduqué au Cameroun, il y réalise au début des années 2000 que, malgré ses études, son avenir reste très incertain. Il décide alors d’émigrer en Allemagne, où il décroche une bourse pour partir réaliser une thèse… en Chine. Un parcours difficile qu’il souhaite éviter aux jeunes générations, très conscient que 43 % des migrants irréguliers africains en Europe ont terminé leurs études secondaires, l’agence onusienne du PNUD, et auraient pu contribuer au développement de leur pays. C’est pour en finir avec ce gâchis humain et intellectuel qu’il crée la Kabakoo Académie en mai 2018, une école gratuite, dans un premier temps du moins.
Pour que le pari soit pérenne, l’équipe mise en effet sur l’employabilité de ses « apprenants ». Les frais engagés dans la formation, dont la structure fait l’avance, seront remboursés pendant les cinq premières années, au maximum, de carrière des anciens stagiaires du lieu, une fois que ceux-ci auront trouvé un travail. A Kabakoo, « les jeunes travaillent en groupe à monter des projets. Ils augmentent ainsi autant leur employabilité que leur auto-employabilité », constate le fondateur.
« Ecole du futur »
Car, avant de penser leurs projets, les jeunes apprennent à Kabakoo l’intérêt de prospecter, de comprendre les attentes de l’entreprise. « L’objectif n’est pas de conceptualiser des objets à la pointe de la technologie, mais d’utiliser la technologie à notre disposition pour répondre à un problème identifié dans notre entourage », continue Talhata Touré. Une vision qui a d’ailleurs valu à la Kabakoo académie le label d’« école du futur », décerné par le Forum économique mondial de Davos, en décembre 2019.
Faire du neuf avec du vieux pourrait être l’un des slogans de la structure. « Il faut adapter ce que l’on appelle la hi-tech aux besoins locaux », avance Yanick Kemayou. A rebours des constructions en parpaings environnantes, l’école est construite en banco, selon la tradition malienne. Et la salle de visioconférence a été installée dans un conteneur isolé à l’aide de paille et de déchets. En procédant ainsi, le fondateur souhaite contribuer à repenser la ville africaine, dans l’une des capitales qui croît le plus rapidement au monde.
Le projet n’en est qu’à ses balbutiements et « la première promotion se lancera vraiment en fin d’année pour un cursus complet de deux ans », indique Yanick Kemayou. Reste que personne n’a envie d’attendre, tant les premiers tests montrent l’adéquation avec les besoins… Aussi, déjà sollicité par des élus locaux sur le continent comme en Asie, l’enseignant-chercheur va ouvrir un deuxième campus au nord du Mali, dans la ville de Gao, sous une forme beaucoup plus aboutie. « Parce qu’il serait dommage de n’être inclusif que dans les zones de paix », sourit-il.
En matière scolaire, l’Afrique a beau avoir fait des progrès conséquents, elle reste à la traîne. D’Alger au Cap, l’élève lambda continue de s’entasser dans des classes surpeuplées et apprend comme il peut dans un système peu enclin à l’efficacité, encadré par des enseignants mal formés et peu rémunérés. Pourtant, en Ethiopie, au Rwanda, en Afrique du Sud, à Madagascar, au Mali ou en Côte d’Ivoire, des innovations éducatives sont testées auprès des jeunes Africains avant d’être développées plus massivement. Voyage en six épisodes au cœur de systèmes qui tentent de se réinventer.
Source: Le Monde.fr