Dans les épopées dont ils divertissent leurs auditoires à l’occasion, les maîtres de la parole orientent quelques fois leurs récits sur les relations entre le pouvoir et le petit peuple. En des formules lapidaires dont ils ont le secret, et dont ils parsèment leurs récits, ils concentrent des leçons de patience, invitent à la modération, ou incitent à l’indulgence. De ces narrations, la tradition populaire retient des dictons résumant la sagesse des récits. Il en circule ainsi sur le pouvoir des variantes véhiculant l’idée selon laquelle «la puissance s’accompagne de la modération ou de la retenue».
Ces divers concepts figurent également parmi les enseignements de l’islam et sont appuyés par de multiples récits remontant à l’époque des premières communautés musulmanes. L’un de ces récits évoque ainsi l’attitude de l’un des plus proches Compagnons du Messager (PSL), qui devait être appelé à assumer plus tard la charge de calife. Connu pour son caractère entier et sa bravoure dans les affrontements les plus difficiles, il ne pouvait guère être soupçonné de faiblesse à l’égard de son prochain. Un jour, relatent les théologiens, ce personnage rencontra un homme qui était sous l’empire de l’alcool. Le voyant en fâcheuse posture, le Compagnon voulut lui porter secours. Mais le soûlaud, au lieu de se laisser aider, se mit à invectiver son bienfaiteur.
Le futur calife sans autre réaction, se contenta de reculer. Ceux qui avaient été témoins de la scène ne purent s’empêcher de l’interroger. «O prince des croyants, pourquoi l’as-tu abandonné quand il t’a insulté ?». Expliquant que l’homme l’avait effectivement mis en colère, il ajouta : «si je l’avais châtié, cela aurait été la preuve que je me suis laissé emporter par la colère. Or, je n’aimerai pas sous cette impulsion, infliger un châtiment à un musulman».
Évoquant la maîtrise de soi, la longanimité dans les situations pouvant conduire l’être humain à des représailles aussi justifiées soient-elles, les théologiens soulignent les bienfaits qui s’y attachent. Il est rapporté à ce sujet la mésaventure vécue par un riche négociant de l’époque où certains hommes aisés pouvaient disposer, au-delà de la liberté de mouvement de leurs semblables, de leur vie tout simplement.
Se faisant servir un jour par l’une des personnes attachées à son service, il recevra par la maladresse de cette dernière, le contenu d’une soupière sur son habit. Son maître s’apprêtait à lui infliger la correction requise lorsque la servante le supplia de l’épargner, invoquant les mérites de : « ceux qui lorsque les versets de leur Seigneur leur sont rappelés, ne deviennent ni sourds ni aveugles » (25 :73). Le négociant ayant prêté l’oreille à cette plaidoirie, reprit ses esprits et lui dit. «Je suis un homme bienfaisant à ton égard. Et pour être agréable aux yeux du Très Haut, je déclare que tu es désormais une personne affranchie».
Les oulémas réfèrent à ce propos les croyants à divers passages du Texte sacré : « Une offense reçue appelle une riposte égale, mais celui qui pardonne et se montre conciliant, le Tout-Puissant saura l’en récompenser. » (42 :40). Ils rappellent par ailleurs que le pardon du Seigneur va « À ceux qui dispensent de leurs biens en aumône, qu’ils soient dans la gêne ou l’abondance, qui savent dominer leurs ressentiments et pardonner à leur prochain. Le Très Haut aime tant les âmes généreuses ». (3 :134).
A. K. CISSÉ