L’ancienne basilique byzantine Sainte-Sophie d’Istanbul est officiellement transformée en mosquée. Recep Tayyip Erdogan assistera en personne à la première prière musulmane collective ce vendredi 24 juillet.
Sainte-Sophie avait été convertie en mosquée après la prise de Constantinople par les Ottomans en 1453. Elle a été transformée en musée en 1934 par Mustafa Kemal, qui voulait « l’offrir à l’humanité ». Pour des raisons de politique intérieure et extérieure, le président turc lui donne aujourd’hui une autre orientation.
Cette première prière musulmane se déroule le jour où fut signé, en 1923, le traité de Lausanne entre la République turque et les vainqueurs de la Première Guerre mondiale. Ce traité, plus favorable que celui de Sèvres imposé en 1920 à l’Empire Ottoman, est considéré comme le document fondateur de la République de Turquie dans ses actuelles frontières.
Retour progressif de l’islam à Sainte-Sophie
La décision de transformer Sainte-Sophie en mosquée a été prise par le président Recep Tayyip Erdogan dans la foulée de l’annulation prononcée par le Conseil d’État turc de la décision gouvernementale datant de 1934 et conférant à Sainte-Sophie le statut de musée. La plus haute juridiction administrative du pays a accédé à la requête de plusieurs associations. « Depuis une vingtaine d’années, des mouvements demandaient le retour de Sainte-Sophie comme mosquée, mais il faut dire que ces mouvements, même à l’époque de l’AKP, étaient minoritaires », souligne Jean Marcou, titulaire de la chaire Méditerranée-Moyen-Orient de Sciences Po Grenoble.
La Turquie à l’offensive
La transformation de Sainte-Sophie en mosquée intervient à un moment où la Turquie est aussi très active sur de nombreux fronts à l’étranger. Elle est intervenue militairement en Syrie à quatre reprises depuis 2016 contre les Kurdes des Unités de protection du peuple (YPG). En Libye, à l’aide de supplétifs formés en Syrie et de son matériel militaire, elle soutient le gouvernement d’Union nationale de Tripoli. Ankara est également très active en Méditerranée orientale, où elle mène des forages exploratoires, ce qui suscite des protestations des pays voisins tels que Chypre, la Grèce et l’Égypte. « Dans son environnement, la Turquie s’est vraiment positionnée comme une nouvelle puissance régionale, face aux Occidentaux et en particulier face à la France, face aux Russes, mais aussi au sein même du monde musulman. Le discours d’Erdogan vise à afficher son pays comme une puissance majeure au sein du monde musulman sunnite, dominé, dans le passé, par l’Empire ottoman », souligne Jean Marcou.
La décision de restituer Sainte-Sophie au culte musulman a suscité des critiques et de l’indignation à l’étranger, notamment en Grèce, pays qui suit de près le sort du patrimoine byzantin en Turquie. Le pape François s’est dit « très affligé » par cette reconversion. Pour le chef de la diplomatie européenne, Josep Borell, cela ne fait qu’« alimenter la division entre les communautés religieuses et mine nos efforts de collaboration ». Inquiétude également de la part de l’Unesco qui a classé le site dans son patrimoine mondial. Le porte-parole de la présidence turque s’est fait rassurant : Ibrahim Kalin a indiqué que les icônes chrétiennes qui ornent l’intérieur de l’ancienne basilique byzantine seraient dissimulées le temps de la prière musulmane, à l’aide de rideau, mais que les fresques resteraient bien visibles lorsque l’édifice sera ouvert au public.
Après le schisme entre les églises chrétiennes d’Occident et d’Orient en 1054, la basilique Sainte-Sophie était devenue le plus important lieu sacré des chrétiens d’Orient. Pour le patriarche œcuménique Bartholomée, primat de l’Église orthodoxe de Constantinople, la reconversion de Sainte-Sophie en mosquée va créer une « fracture » entre l’Est et l’Ouest.
À Moscou, le Saint-Synode de l’Église orthodoxe russe, la plus haute autorité religieuse présidée par le patriarche Cyrille, rassemblant évêques et hiérarques, a déclaré que cette reconversion de Sainte-Sophie en mosquée était « une offense pour la sensibilité religieuse de millions de chrétiens à travers le monde, qui pourraient mener à une détérioration des équilibres interreligieux et la compréhension mutuelle entre chrétiens et musulmans, pas seulement en Turquie mais aussi ailleurs ». Un ton qui tranche avec les déclarations du Kremlin, bien plus mesuré en déclarant qu’il s’agissait d’une « affaire purement intérieure » turque. « Vladimir Poutine est dans une logique de séduction de la Turquie pour l’arracher à l’Occident, analyse Bayram Balci. La Russie a donc préféré, en quelque sorte, avaler cette décision qui ne lui plaît pas trop plutôt que de se mettre à dos Erdogan. »
► Réécouter (2012) : Et si Sainte-Sophie d’Istanbul redevenait une mosquée ?
La question n’a pas été centrale dans la carrière politique de Recep Tayyip Erdogan, affirme Bayram Balci, chercheur au Ceri-Sciences Po et actuellement directeur de l’Institut français d’études anatoliennes à Istanbul : « Ce sujet a toujours été important pour une partie de la droite turque, pour les nationalistes et les islamistes, mais pas pour le président turc. Il a en fait un cheval de bataille depuis quelques mois seulement. »
Avec l’arrivée de Recep Tayyip Erdogan au pouvoir en 2003, les activités liées à l’islam se sont quand même multipliées à l’intérieur de Sainte-Sophie, avec notamment des prières collectives sur le parvis du monument. « Par des petites mesures évolutives, on a vu qu’il y avait de plus en plus de pressions », note Jean Marcou, citant des lectures du Coran pendant le ramadan et la remise en activité des minarets pour les appels à la prière.
Absence de débat
La transformation de Sainte-Sophie en mosquée n’a pas soulevé de passions de la part des grands partis laïques, ni vraiment suscité de débat dans une société plus préoccupée par l’épidémie de Covid-19, la crise économique et les difficultés du quotidien. « Pour la population, cela n’est pas d’une importance fondamentale », explique Bayram Balci, pointant le fait que les lieux de prière ne manquent pas, plusieurs mosquées ayant été construites ces dernières années. Le directeur de l’Institut français d’études anatoliennes estime que l’opposition s’est bien gardée, sur ce sujet, de tomber dans le piège tendu par le président Erdogan : « Il s’attendait probablement à ce que l’opposition s’oppose au changement de statut du musée. Cela lui aurait donné l’occasion de traiter alors cette opposition d’”inféodée” aux étrangers, à l’Occident. » Le chercheur estime qu’à cet égard, l’attitude du maire d’Istanbul a été remarquable : « Il a affirmé que si la transformation du musée de Sainte-Sophie en mosquée devait régler le problème du chômage, de l’inflation, alors il y était favorable. Une façon de souligner que ça n’était pas la vrai question qui intéressait les Turcs tout en coupant court au débat. »
Pour Jean Marcou, Recep Tayyip Erdogan a réussi un « coup tactique ». « Le symbole est tellement nationaliste que les kémalistes, y compris le maire d’Istanbul, n’ont pas pu manifester leur opposition à cette décision, car, plus que religieuse, elle flatte surtout l’ego national. » Et de rappeler que « Sainte-Sophie est le symbole de l’histoire turque, un bâtiment exclu du pillage de la ville en 1453 par le sultan Mehmet II “Fatih” (le Conquérant), qui se l’est approprié et qui est devenu un symbole de la victoire de l’Empire ottoman et en quelque sorte de la substitution de l’Empire ottoman à l’Empire byzantin. »
RFI