Qui se souvient, dans le Mali d’aujourd’hui, des combats menés par la sage-femme Aoua Keïta (1912-1980), militante politique et syndicale au temps des décolonisations ? A l’heure où le pays fête le 60e anniversaire de son accession à l’indépendance et traverse une crise politique profonde, la trajectoire de cette femme exceptionnelle nous rappelle le rôle des Africaines dans l’effervescence des luttes politiques de ces décennies d’émancipation du joug colonial.
Devenir une « sage-femme communiste » en contexte colonial
Née en 1912 à Bamako, la capitale du Soudan français (actuel Mali), qui fait alors partie de l’Afrique occidentale française (AOF), Aoua Keïta grandit dans une famille polygame. C’est à l’initiative de son père, un ancien tirailleur, qu’elle est scolarisée en 1923 au Foyer des métisses, qui accueille des élèves noires et métisses que l’administration française veut éduquer. Elle appartient alors à la petite minorité de femmes de l’AOF qui sont scolarisées, au grand désarroi de sa mère, qui considère qu’une fille qui est allée à l’école est perdue pour le mariage et lui déclare amèrement : « Va-t-en t’occuper de tes papiers et de tes crayons, c’est ce que tu donneras à manger à l’homme malheureux qui acceptera de te prendre. »
Mais Aoua Keïta est brillante. Elle réussit en 1928 le concours de l’Ecole de médecine de l’AOF (qui a ouvert à Dakar en 1918) et obtient son diplôme de sage-femme trois ans plus tard, en 1931. Elle est alors affectée à Gao, une ville située dans l’extrême nord du Mali, dans une région dont elle ne connaît pas la langue (le songhai, alors qu’elle parle le bambara). Du fait de son métier, elle devient pourtant rapidement populaire et tisse avec les femmes locales des liens de confiance qui vont servir de terreau à son activité politique.
Celle-ci commence aux côtés de son mari médecin, Daouda Diawara, qu’elle a épousé en 1935. L’invasion de l’Ethiopie par Mussolini attise sa révolte contre le colonialisme. Elle s’inscrit au Syndicat des médecins, vétérinaires, pharmaciens et sages-femmes, puis à l’Union soudanaise-Rassemblement démocratique africain (US-RDA), la section soudanaise du parti anticolonial fédéral créé en octobre 1946 à Bamako et affilié dans un premier temps au Parti communiste français. Aoua Keïta en devient rapidement une militante très active. Elle prend en charge la propagande dans les localités où elle est affectée, est une des rares Africaines à pouvoir voter aux élections de 1946 en tant que citoyenne « indigène » et organise clandestinement des réunions de femmes dans sa maternité… pour éviter tant les foudres des maris que de l’administration coloniale.
En 1949, Aoua Keïta, ne parvenant pas à avoir d’enfant et rejetant l’idée d’avoir une coépouse, divorce. Elle se consacre alors pleinement à ses activités professionnelles et politiques. Identifiée par l’administration coloniale comme une militante « communiste » au lendemain de la victoire de l’US-RDA à Gao aux élections de 1951, elle est mutée au Sénégal. Malgré la répression, elle devient une figure d’envergure de son parti. Elle est nommée commissaire à l’organisation des femmes en 1958 et, à ce titre, devient la seule femme membre du bureau politique de l’US-RDA. L’année suivante, elle est élue députée de la Fédération du Mali à Sikasso, devenant la première Africaine de l’ex-AOF à accéder à un tel poste.
Bamako, épicentre du panafricanisme au féminin
Pour Aoua Keïta, le combat contre les injustices coloniales est indissociable de l’organisation des femmes et de la défense de leurs droits. En collaboration avec l’institutrice Aïssata Sow Coulibaly, elle fonde un syndicat des femmes travailleuses à Bamako en 1956. Deux ans plus tard, elle participe à la création de l’Union des femmes du Soudan (UFS), qui a pour objectif de défendre les droits des femmes et de servir de base à la création d’une organisation panafricaine : l’Union des femmes de l’ouest africain (UFOA). Celle-ci est fondée à Bamako en juillet 1959, par des femmes du Soudan français, de Guinée, du Sénégal et du Dahomey.
L’organisation affiche un programme ambitieux : elle condamne les abandons de domicile conjugal et les répudiations, réclame l’abolition de certaines coutumes jugées néfastes, l’institution du mariage civil et le consentement obligatoire des époux, la suppression du mariage précoce et de la polygamie. Sa création obéit à plusieurs préoccupations : consolider les liens entre les pays de l’AOF au moment où l’autonomie de chaque territoire s’affirme de plus en plus ; constituer une organisation susceptible de rendre plus visibles les Africaines à l’échelle internationale, notamment par rapport à leurs « sœurs » des colonies britanniques ; promouvoir des réformes tant dans le domaine familial qu’en matière de reconnaissance de la place des femmes dans l’espace public.
L’UFOA disparaît en 1960, mais les réseaux qu’elle a permis de tisser servent de base à une structure continentale quelques années plus tard : la Conférence des femmes africaines (future Panafricaine), créée à Dar es-Salaam (Tanzanie) en 1962 et dont le siège se situe à Bamako. La capitale malienne est un espace central du panafricanisme au temps des décolonisations. Elle accueille également, la même année, la première réunion sur le sol africain de la Fédération démocratique internationale des femmes.
Peu de temps après est voté le Code du mariage dans le Mali socialiste nouvellement indépendant. Si Aoua Keïta, seule femme à siéger à l’Assemblée nationale lors du vote, ne parvient pas à empêcher un amendement restreignant la monogamie, ce texte est considéré comme révolutionnaire en son temps. L’exclusivité du mariage civil sera abrogée en 2011, contre l’avis d’organisations féminines maliennes qui y voient une atteinte aux droits acquis au lendemain de l’indépendance.
Une Africaine dans le monde de la guerre froide
Ardente combattante de la cause anticoloniale, de l’unité africaine et des droits des femmes, Aoua Keïta contribue au renforcement des liens entre les militantes africaines et les organisations internationales. A ce titre, et à l’image de l’Ivoirienne Célestine Ouezzin Coulibaly, elle parcourt le monde et articule les luttes menées localement sur le continent aux combats internationaux anti-impérialistes. Elle effectue pour la première fois un voyage hors d’Afrique en 1957, comme déléguée au congrès de la Fédération syndicale mondiale (FSM) à Leipzig, en RDA. Alors âgée de 45 ans, elle y fait forte impression.
Au lendemain de l’accession du Mali à l’indépendance, le 22 septembre 1960, elle se rapproche des pays socialistes, voyage en Union soviétique et en Asie (Chine, Corée, Vietnam) et noue avec les organisations féminines de ces pays des liens de coopération tournés vers l’éducation des filles, la santé des mères et des enfants. La solidarité tissée avec les femmes du tiers-monde et les militantes communistes ne signifie pas pour autant qu’elle rompe les relations avec les femmes du « bloc de l’Ouest ». Dans le contexte de la guerre froide, le Mali socialiste a fait le choix du non-alignement et maintient une collaboration effective avec la France comme avec les Etats-Unis.
La carrière politique d’Aoua Keïta s’arrête brutalement en 1967. Alors que le pays est traversé par une « révolution culturelle », elle est écartée du pouvoir, de même que les autres rares femmes à avoir obtenu des responsabilités politiques. Le coup d’Etat militaire qui renverse la Ire République de Modibo Keïta, l’année suivante, la pousse sur la route de l’exil. Vivant entre le Congo-Brazzaville et la France, elle se consacre à l’écriture de ses mémoires.
Ce témoignage exceptionnel publié en 1975 n’est sans doute pas pour rien dans le fait qu’elle incarne aujourd’hui la participation des femmes à la lutte pour l’indépendance du Mali et un modèle pour les associations féminines et féministes maliennes. Son effigie a été reproduite en 2006 sur des pagnes à l’occasion de la Journée de la femme africaine, fixée au 31 juillet. Son portrait orne également la vaste fresque murale située sur les hauteurs de Koulouba, la « colline du pouvoir » à Bamako, qui retrace cent cinquante ans d’histoire malienne.
Ophélie Rillon est chargée de recherche au CNRS, membre du laboratoire Les Afriques dans le monde (LAM) de l’université Bordeaux-Montaigne.
Pascale Barthélémy est maîtresse de conférences en histoire contemporaine à l’ENS Lyon.
Cet article a d’abord été publié sur le site The Conversation.
Source: Le Monde.fr