La question de la refondation de l’État est complexe et même presque tabou. Mais, cette contribution est plus destinée à engager la réflexion sur une question majeure pour l’avenir du pays que d’apporter une réponse unique, immédiate et définitive. Depuis 2012, le Mali, un pays qui était cité comme une référence en Afrique et dans le monde, dont nous même étions très fiers, est plongé dans une crise à plusieurs facettes et qui s’aggrave au fil des semaines et dont les voies de sortie sont encore loin d’être perçues. Cette situation doit interpeller toutes les composantes de la nation et obliger à un examen approfondi des causes de la crise afin de se donner les moyens d’en sortir en comptant sur les capacités endogènes d’abord. Celles des partenaires africains et internationaux ne pourront qu’accompagner et appuyer nos choix.
Une sagesse bamanan dit : « qu’au lieu d’en vouloir à l’endroit où on a chuté, il faut plutôt chercher là où on a trébuché ». Un regard rétrospectif sur l’histoire post-indépendance du pays, nous relève que de 1960 à nos jours ; il a subi trois (3) coups d’État militaires et quatre (4) rébellions armées, sans compter les autres révoltes et crises mineures. Tout ceci a provoqué dans son parcours une rupture majeure environ tous les dix (10) ans. Les mots clés qui ont servi d’argument à toutes ces ruptures violentes sont révélateurs de malaises ou de lacunes politico-institutionnels. La « libération nationale » du Comité Militaire de Libération Nationale (CMLN) en 1968, la « réconciliation nationale » du Conseil de Réconciliation Nationale (CRN) en 1991, le redressement de la démocratie et la restauration de l’État du Comité National de redressement de la Démocratie et Restauration de l’État (CNDRE) en 2012 et les multiples proclamations de la libération de l’Azawad et aujourd’hui du Macina qui ont été à la source de presque toutes les rebellions au Nord-Est et aujourd’hui au centre du pays. Face à toutes ces crises répétitives et de plus en plus graves, je pense que c’est le modèle d’État-nation centralisé, installé à l’indépendance, ses modalités de fonctionnement et le non-aboutissement de toutes les reformes entreprises (1976, 1991, etc..) qui sont les causes réelles pour lesquelles le Mali est installé dans une instabilité chronique qui ne permet de construire rien de durable.
En termes de définition, l’État fait l’objet d’une abondante production. En droit public, il est perçu comme « un pouvoir institutionnalisé s’exerçant sur une population dans le cadre d’un territoire » [1]. Mais certains auteurs [2] pensent qu’une telle définition de l’État n’est pas pleinement satisfaisante parce que si elle rend compte des conditions d’existence de l’État, elle n’explique pas sa véritable nature étant entendue qu’il « est à la fois une idée et un fait, une abstraction et une organisation. Il n’a pas de réalité concrète, mais sa présence est sensible dans la vie de tous les jours. C’est un artifice qui sert de support abstrait au pouvoir, il permet de fonder le pouvoir en dehors de la personne des gouvernants, le pouvoir est exercé au nom de l’État » [3].
Mais toutes les définitions de l’État se recoupent généralement autour de trois acceptions : dans la première, l’État désigne un pouvoir central avec ses démembrements par opposition aux collectivités locales ; dans la deuxième, l’Etat fait référence au symbole des gouvernants et l’ensemble des pouvoirs publics qui les différencient des gouvernés, de la société civile (particuliers et groupements privés) et dans la troisième, l’Etat est synonyme d’une société politique organisée. Pour finir, on peut retenir, à l’instar du dictionnaire Robert, la définition de l’État comme une « autorité souveraine s’exerçant sur l’ensemble d’un peuple d’un territoire déterminé…….. ». Mais cette autorité n’est souveraine que parce ce qu’elle est légitime et exerce ses pouvoirs au service du bien commun avec l’adhésion et sous le contrôle de ceux sur qui ses pouvoirs s’exercent.
Cependant, il est largement admis que l’État du Mali, installé en 1960, est un modèle fortement inspiré de celui de la République soudanaise (1958) qui lui-même est une reproduction de l’État du Soudan français. Les politiques de l’époque, pour des raisons à rechercher, ne se sont pas trop souciés de la compatibilité du modèle d’État qu’ils proposent avec le patrimoine institutionnel partagé des communautés qui vivent sur les territoires qui composent le Mali indépendant. Le choix politique prioritaire du moment a été de forger un État-nation centralisé à l’intérieur de frontières héritées du Soudan colonial. De fait, les pères d’indépendance, malgré leur engagement incontestable pour l’émancipation, se sont contentés de reproduire le système de pouvoirs, de normes et de modes de régulation qui a fondé le modèle de la métropole coloniale (la Constitution française de 1958). Or, le colonisateur, à travers ses diverses modalités de conquête au 19ème siècle, a tout de même interrompu brutalement les processus d’évolution endogène des États précoloniaux (les empires et divers royaumes précoloniaux).
Des historiens nous indiquent que « la succession de nos empires et royaumes et leur rayonnement mondial tant sur le plan politique qu’économique reposait sur des structures politiques et juridiques qui consacraient l’existence et le fonctionnement des formations étatiques plusieurs siècles avant l’apparition de l’État en Occident au 16ème siècle » [4]. L’empire du Ghana qui a été fondé vers le 4ème ou le 5ème siècle par les Soninkés fut, selon Joseph Ki Zerbo, « le Premier Empire noir connu avec assez de précision ».
Si la colonisation a été un moment de rupture d’avec les formes de construction, d’organisation et de régulation institutionnelle des anciens territoires et communautés qui composent le Mali d’aujourd’hui. L’indépendance, elle a été marquée par la consécration et même l’aggravation de la distance que la colonisation a creusée entre l’État et ses institutions (le pays légal) et les pouvoirs institutionnalisés des communautés (le pays réel) sur lesquelles il avait vocation à exercer son autorité.
Les décalages que j’ai pu noter entre le modèle d’Etat en cours de construction depuis l’indépendance et les vécus culturels et sociaux des populations maliennes sont entre autres :
– la volonté opiniâtre d’uniformiser un pays humainement et géographiquement divers sous le prétexte de renforcer de son unité. Le respect de la diversité n’est pas contraire à la construction de l’unité, bien au contraire. Le vivre ensemble n’est possible que si chacun respecte l’identité de l’autre. Le sinanguya est une vertu qui a permis de faire vivre en harmonie, souvent dans la même famille, différentes communautés ethniques et religieuses.
– l’individu est mis au cœur du dispositif et des procédures politiques et institutionnels au détriment de la famille et de la communauté (ethnique et religieuse) qui reste encore aujourd’hui le premier lieu d’ancrage et de recours naturels de chaque Malienne et Malien.
– les pouvoirs et coutumes endogènes et les institutions qui les représentent ne sont reconnus que comme des auxiliaires taillables et corvéables des institutions et des administrations de l’État. Aucun pouvoir propre ne leur est reconnu, bien qu’ils soient constamment mobilisés pour les feux que les lois, décrets et autres textes n’arrivent pas à éteindre. Dépourvus de tous moyens matériels et financiers, ils sont décrédibilisés par les multiples sollicitations qui fragilisent et détruisent aux yeux des populations leur légitimité historique.
– les langues nationales, qui sont les supports de tout le savoir accumulé et toutes les cultures endogènes, ont été abandonnées au profit d’une langue étrangère (le français) choisi comme langue des institutions et des administrations d’État. Ce choix marginalise du coup la grande majorité des « citoyens » qui sont censés faire fonctionner et défendre la République dont ils ignorent tout.
– les supports de valeurs sociétales endogènes que l’on nomme par exemple : « dambé », « horonya », « ladriya » en bamanan et « dîmakou » en poular, etc. ne sont promues comme référence ni à l’école, ni dans les institutions et administrations. Dans les préambules des constitutions, seules les normes universelles et les références internationales sont mises en exergue, sans d’ailleurs faire le lien avec les normes et références que comprennent et acceptent les communautés constitutives de la nation.
La crise politique, institutionnelle, économique et même de société que vit de nos jours le Mali est si profonde qu’en sortir par le haut passera inéluctablement par la refondation de l’Etat en place. Le modèle en cours est en totale déconfiture, parce que la société malienne a évolué à son insu. Il est resté enfermé dans sa construction, sa logique, ses missions et son organisation pendant que les populations maliennes, en majorité jeunes aujourd’hui, ont fortement évolué en termes de possibilités d’accès à la connaissance et à l’information, de droits et de libertés et enfin d’exigences nouvelles. C’est la principale raison pour laquelle, l’Etat est partout et constamment défié. Il a perdu toutes capacités de gestion et d’intelligence stratégique face aux défis en cours et à venir. Les changements à faire sont si nombreux et profonds que la simple réforme ne suffit plus ; il faut envisager une refondation si l’ambition est de bâtir un pays stable, plus uni et prospère. D’où la nécessité urgente de mettre en débat les lignes directrices de ce qui pourrait être d’une 4ème République.
Les pistes de réflexion, à compléter ou à amender, que je mets sur la table, en termes de contribution aux débats à venir sur la refondation, sont :
– un État unitaire, mais régionalisé, avec des régions dotées d’une assemblée et d’un exécutif, avec des pouvoirs et des ressources humaines et financiers propres définis dans la Constitution. La règle étant qu’à toutes les échelles du territoire la légitimité élective soit au-dessus de la légitimité déléguée des fonctionnaires,
– la remise au cœur de la Constitution et autres textes fondateurs des valeurs et normes endogènes qui sont en harmonie avec les principes et les règles de la République,
– un régime parlementaire à deux chambres (l’une symbolisant l’unité du pays et l’autre sa diversité) avec la définition et l’application rigoureuse de critères pour le choix des élus.
– un Président de la République – Chef de l’Exécutif, avec des pouvoirs limités et bien encadrés, élu par le Parlement. La nomination des membres du gouvernement validée aussi par le Parlement,
– un mode de représentation dans les institutions qui veille strictement au respect de l’inclusion des catégories sociales ou professionnelles minoritaires et marginalisées,
– un pouvoir judiciaire sous l’autorité d’une institution élue dont il faut définir la composition et l’organisation,
– des autorités coutumières réhabilitées et institutionnalisées comme une catégorie de pouvoir dans la Constitution avec un rôle reconnu et dotées de ressources pérennes de fonctionnement,
– la remise de la famille au cœur du dispositif de l’éducation et du contrôle social des enfants,
– l’érection des langues nationales en langue de travail dans les administrations nationales, régionales et locales.
Source : INFO-MATIN