Le bras de fer entre les chocolatiers et l’alliance de producteurs Côte d’Ivoire-Ghana montre que le différentiel de revenu décent, adopté en 2019, est devenu un facteur d’influence du marché de l’or brun, affirme l’analyste Abah Ofon.
Producteurs inquiets, régulateurs remontés, chocolatiers sur la défensive. Ces derniers jours, le monde du cacao, dans lequel la Côte d’Ivoire et le Ghana jouent un rôle clé en assurant près de 70 % de l’approvisionnement mondial, est sens dessus dessous.
Le 3 décembre, le Conseil café cacao (CCC), organisme public qui supervise le secteur ivoirien, a organisé une rencontre avec les producteurs pour les rassurer. Au centre des discussions : le paiement du différentiel de revenu décent (DRD), prime de 400 dollars par tonne négociée entre pays producteurs et acheteurs de fèves, une nouveauté entrée en vigueur en octobre pour améliorer la rémunération du plus petit maillon de la chaîne, les cacaoculteurs.
Selon l’ONG Public Eye, seuls 6 % des 100 milliards de dollars générés chaque année dans le monde par la vente de chocolat leur reviennent.
Sauf que ce nouveau mécanisme, accepté par tous sur le papier, produit de vifs remous en pratique. Les tensions ont commencé fin novembre lorsque le confiseur Hershey, qui vend notamment les marques Reese’s et Rolo, s’est tourné vers le marché à terme de New York pour s’approvisionner en cacao au lieu de réaliser, comme d’habitude, des achats physiques auprès des pays producteurs ou de négociants. La manœuvre, qui lui permet d’éviter de payer le DRD, a immédiatement déclenché la colère des régulateurs ivoirien et ghanéen, le CCC et le Ghana Cocoa Board (Cocobod), entraînant la suspension d’Hershey des programmes de certification, moyens d’acheter du cacao « durable ».
Le groupe américain, comme son compatriote Mars et le géant singapourien Olam, également accusés de vouloir contourner le DRD, ont répliqué, rejetant les accusations et réaffirmant leur engagement dans la filière. La situation n’en demeure pas moins tendue et, pour l’heure, non résolue.
Expert du trading des matières premières et fondateur de la société de conseil Franctrade, Abah Ofon décrypte le rapport de force entre des multinationales préoccupées par la préservation de leurs marges dans un contexte de ralentissement de la consommation et des pays producteurs constitués en « Opep du cacao » pour défendre un secteur agricole vital car créateur d’emplois et de revenus. Malgré les crispations, il parie sur une désescalade du conflit, seule façon d’éviter des pertes pour chacune des deux parties.
Jeune Afrique : Qu’est-ce que révèle le bras de fer entre chocolatiers et producteurs de cacao ?
Abah Ofon : Il témoigne de la confusion que suscite la mise en place du DRD au sein du monde du cacao et en particulier parmi les acheteurs. Ce nouveau mécanisme, en compliquant la lecture du prix du cacao, nourrit l’incertitude et certains comportements opportunistes, comme celui d’Hershey. Une comparaison avec le pétrole aide à comprendre. Le prix du brut est fixé par des références mondiales, comme le WTI par exemple, sur lesquelles on applique un premium ou un discount en fonction de la qualité du produit. Dans le cas du cacao, la fixation est plus complexe : au cours mondial déterminé sur les marchés à terme vient s’ajouter un premium pays lié à la qualité et, maintenant, le DRD. Cela fait trois données à intégrer pour les importateurs de fèves, d’où une certaine fébrilité.
Les chocolatiers risquent-ils d’emboîter le pas d’Hershey en s’approvisionnant massivement et durablement sur les marchés à terme ?
Ce scénario, qui serait une véritable révolution alors qu’aujourd’hui la fourniture se fait très majoritairement via des achats physiques, est peu probable. Il suffit de regarder l’effet provoqué par la seule opération d’Hershey. Ses achats à terme ont provoqué une hausse du cours du cacao, ce qui va se traduire mécaniquement par une augmentation du prix sur le marché réel. Or, c’est l’inverse de l’effet recherché par les acheteurs de fèves…
Par ailleurs, l’achat à terme concerne des lots de cacao de différentes origines géographiques, ce qui pose le problème de la maîtrise de la qualité des fèves. Enfin, rien n’indique qu’un tel mécanisme permettrait à la Côte d’Ivoire ou au Ghana de vendre leur production à un meilleur prix que sur le marché réel. Il y a toutefois un enseignement à tirer de la période : le DRD, sitôt adopté, est devenu un facteur influant sur le marché.
Comment sortir de l’impasse et, surtout, qui va gagner ?
Les rapports de force dans le secteur se recomposent. Historiquement, les chocolatiers, présents sur les segments qui génèrent la majeure partie des recettes, le marketing et la commercialisation, dominent la situation. Ils regardent avec attention l’alliance entre la Côte d’Ivoire et le Ghana ainsi que leur appel du pied à d’autres producteurs, dont le Nigeria et le Cameroun, craignant la constitution d’un cartel qui pourrait leur tenir tête.
Et cela d’autant plus qu’ils ne disposent pas de réelles solutions de remplacement pour l’approvisionnement : la Malaisie et l’Indonésie fournissent un marché asiatique en plein essor quand le Brésil importe pour compenser la faiblesse de sa production nationale. Cela dit, les pays producteurs sont aussi sous pression, le cacao ne pouvant se stocker facilement sans risque de perte de qualité. Autrement dit, les deux camps ont intérêt à une résolution des tensions, ce qui devrait se solder par une rapide désescalade.
Source : LE COMBAT Avec Jeune Afrique