En République démocratique du Congo (RDC), l’Inspection générale des finances (IGF) est en passe de boucler son enquête sur la gestion des deux chambres du Parlement. Au Sénat surtout, depuis l’arrivée au pouvoir de Félix Tshisekedi, les scandales se multiplient. Est notamment pointé du doigt, le président sortant Alexis Thambwe Mwamba, un proche de l’ancien chef de l’État, Joseph Kabila. Alors que ce mardi 2 mars 2021 devrait être élu et investi le nouveau bureau définitif du Sénat, RFI a enquêté sur l’utilisation des ressources mises à la disposition de cette institution.
« N’importe quel bureau soumis à un contrôle sérieux pourrait être jeté en prison. C’est la réalité de nos institutions. Tout se paie ici, et en cash. Il n’y a pas un acte ou un vote qui ne soit pas monnayé par les sénateurs et les députés d’une manière ou d’une autre », lance, blasé, un vieux routier du Parlement congolais.
Quoique longtemps de la même coalition politique, l’élu se défend d’être un partisan d’Alexis Thambwe Mwamba ou encore d’Éric Rubuye, respectivement président et questeur du bureau sortant du Sénat de la République démocratique du Congo (RDC).
Depuis janvier 2021, ces deux hommes, proches de l’ancien chef de l’État Joseph Kabila, font l’objet de sérieuses accusations de corruption et de détournements de deniers publics de la part de la justice et de l’Inspection générale des Finances (IGF). Ils ont l’un comme l’autre démissionné, à la suite de pétitions mentionnant la mauvaise gestion. Le second, Éric Rubuye, est même en fuite. Il a quitté le pays après avoir échappé à une tentative d’arrestation.
« Je ne dis pas qu’ils ne méritent pas ce qui est en train de leur arriver, j’insiste juste sur le fait que le mal est plus profondément ancré. S’il n’y avait pas eu de crise entre le président Tshisekedi et son prédécesseur, les évènements de début janvier, malgré leur gravité apparente, seraient restés un non-évènement », poursuit encore le vieux sénateur.
Pourtant, le 5 janvier, jour de la tentative d’arrestation, le questeur avait commencé à distribuer 10 000 dollars en liquide à des sénateurs, en puisant dans les arriérés de frais de fonctionnement payés quelques jours plus tôt par le Trésor public. Le 6 janvier, plus de trois millions de dollars avaient été retirés d’un des comptes du Sénat et ramenés au domicile de son président, au lieu d’être consignés dans son coffre-fort, au Palais du peuple, siège du Parlement à Kinshasa. Depuis, les révélations se multiplient sur la santé financière du Sénat, sur ses dettes envers le système bancaire ainsi que certaines entreprises privées.
Les faits sont d’autant plus troublants qu’à l’époque, la bataille pour le contrôle de la chambre haute a déjà commencé en janvier 2021. Une pétition vient d’être déposée contre le Premier vice-président du Sénat, Samy Badibanga, un proche du président Félix Tshisekedi.
Pour les partisans du chef de l’État, ces millions de dollars en liquide devaient servir à pousser les sénateurs à obtenir la tête de M. Badibanga. Or, après avoir renversé le bureau de l’Assemblée nationale, ils espéraient et sont aujourd’hui en passe de réussir à prendre définitivement le contrôle du Sénat. Ce mardi 2 mars, devrait être élu et installé un bureau essentiellement désigné par sa nouvelle coalition, l’Union sacrée.
10 000 dollars pour corrompre les sénateurs ?
« Comment peut-on parler de corruption ? Ces 10 000 dollars, on les a distribués à tous les sénateurs y compris Samy Badibanga. C’était de l’argent que l’État devait au Sénat. Depuis 2019, nous ne recevions pas l’intégralité de notre budget de fonctionnement », explique un membre du bureau sortant et proche d’Alexis Thambwe Mwamba.
Or, en ce 30 décembre 2020, malgré les restrictions budgétaires, la chambre haute du Parlement se voit annoncer une bonne surprise. Contre toute attente, en toute fin d’exercice, plus de 7 millions de dollars sont mis à sa disposition sur l’un de ses comptes à la Banque commerciale du Congo (BCDC). La moitié est retirée le jour suivant et sert, entre autres, à payer les sénateurs.
« Toute cette affaire est politique. Éric Rubuye avait déjà reçu des menaces par téléphone de personnes l’appelant en numéro caché. On lui promettait d’aller à Makala [NDLR : La prison centrale de Kinshasa] s’il ne coopérait pas. C’est un des fidèles de Thambwe Mwamba qui se battait pour empêcher qu’il tombe. En s’en prenant à lui, c’est Thambwe Mwamba que l’on visait. À cette époque-là, on vous proposait tout, de l’argent, des postes, pour rejoindre l’Union sacrée. Lui a refusé », affirme encore ce membre du bureau sortant.
Cette version est contestée par un proche de Samy Badibanga, Premier vice-président du Sénat.
« Quand les gens de Thambwe Mwamba ont été pris sur le fait, ils ont commencé à distribuer l’argent à tout le monde pour cacher le motif réel. Connaissant son objet, Samy Badibanga a renvoyé cet argent. Tout le monde sait qu’il devait servir à corrompre ceux qui pouvaient voter en faveur de sa destitution quand le vice-président, lui, travaillait dans l’ombre à la destitution des six autres membres du bureau », rétorque-t-il.
Lorsque l’on pose la question aux sénateurs eux-mêmes, certains évoquent un pot-de-vin pour signer la pétition contre Samy Badibanga, d’autres, une avance sur un prêt individuel de 100 000 dollars auquel chaque sénateur aurait droit en raison d’une augmentation de l’enveloppe de rémunération dans la loi de finances 2021.
« On allait racheter les crédits de ceux qui en avaient et en octroyer à ceux qui n’en avaient pas », explique encore le membre du bureau sortant, évoquant un souci de justice. Jusque-là, sur 109 sénateurs, seuls 65 bénéficiaient d’un crédit bancaire dont 45 à Afriland First Bank CD. « La BCDC avait accepté le projet. On ne pouvait pas le faire avec Afriland qui avait aussi accordé beaucoup de crédits aux députés et qui rencontrait déjà des problèmes pour en obtenir le remboursement », ajoute-t-il.
Là encore, l’explication est loin de satisfaire le camp de l’Union sacrée. « Je ne comprends pas bien comment on peut faire une avance sur un prêt qui n’a pas été formellement contracté, en prenant l’argent sur les arriérés de frais de fonctionnement du Sénat », pointe l’un de ses sénateurs. Ce dernier reconnaît avoir entendu parler de ce projet dès le mois de décembre et s’en être méfié: « On devait rembourser 3 700 dollars sur 3 ans, soit plus de 130 millions. À la banque, le taux était de 14 %, donc le bureau devait empocher la différence ».
Pour le membre du bureau d’Alexis Thambwe Mwamba, l’explication est toute simple. Le remboursement devait être dégressif au fil des ans et serait prélevé à la source sur le salaire mensuel des sénateurs.
► L’enquête sur l’affaire Afriland est à retrouver ici
Alexis Thambwe Mwamba, le « bon père de famille »
Fait aggravant pour l’Union sacrée: alors que le 5 janvier, après cette distribution aux sénateurs, le questeur Éric Rubuye échappe à une tentative d’arrestation et prend la route de l’exil, le 6 janvier, le président Alexis Thambwe Mwamba ordonne au trésorier du Sénat de retirer le reste des fonds mis à sa disposition en liquide, soit près de 4 millions de dollars en différentes devises, et de lui remettre à son domicile.
Lors d’une séance en plénière, le 2 février 2021, M. Thambwe Mwamba confirme les faits mais il assure que l’argent a été remis dès le lendemain à l’administration de la chambre haute du Parlement, ce que personne ne semble aujourd’hui contester.
Pour le proche d’Alexis Thambwe Mwamba, il n’a fait qu’agir ce jour-là « en bon père de famille ».
« Quand l’argent sort trop tard de la banque, pouvait-il faire autrement ? On ne pouvait pas attendre pour récupérer ces fonds, les devises se font rares et la banque aurait pu les donner à un client. De quoi aurait-il eu l’air si l’argent avait été volé ? C’est déjà arrivé par le passé dans d’autres institutions et avec la situation économique que l’on connaît, il était difficile de faire confiance à l’administration et aux gens de la sécurité », assure-t-il.
En tout cas, Jean-Philibert Mabaya, sénateur de l’Union sacrée et questeur du Sénat, pendant 12 ans, assure que ce cas de figure ne lui est jamais arrivé.
« On a un fourgon blindé, un coffre-fort au Palais du peuple. À quoi ça sert si ce n’est à ça ? Une fois que l’argent est mis à disposition, il appartient au Sénat. On peut toujours demander à la banque de le garder et le remettre à la première heure le lendemain. C’est ce qu’on a toujours fait », estime-t-il
« On avait créé tout un système d’invisibles »
Dans la bataille pour le contrôle du Sénat, l’argent a sans nul doute été un facteur clef et à plus d’un titre. Cela trouve son origine un an plus tôt. En novembre 2019, le gouvernement congolais, au bord de la cessation de paiement, signe un accord avec le Fonds monétaire international (FMI). En échange d’une aide d’urgence pour stabiliser sa balance des changes et à travers elle, sa monnaie, il s’était engagé à ne plus utiliser la planche à billets et à ne payer que les dépenses contraignantes. L’inflation était galopante, le franc congolais dévissait par rapport au dollar. De plus en plus de voix s’élevaient pour dénoncer les dérives d’institutions pléthoriques et budgétivores.
Cette mesure va toucher de plein fouet les parlementaires. « À cause d’institutions comme le FMI, on avait dû limiter leur rémunération et ça ne suffisait pas », raconte le membre du bureau d’Alexis Thambwe Mwamba.
Dans un pays où près de 80 % de la population vit avec moins de deux dollars par jour, le salaire de base d’un parlementaire reste toujours aujourd’hui d’un peu plus de 4 300 dollars par mois.
« Mais on avait créé tout un système d’invisibles. Une partie de la rémunération est cachée dans deux rubriques: frais de fonctionnement et fonds spécial d’intervention », raconte encore ce proche de l’ancien président du Sénat.
Cette compensation appelée « rémunération différentielle et complémentaire » permet au sénateur de presque doubler son salaire. Mais ce n’est pas tout. Il y a aussi les primes politiques pour les membres du bureau, ceux des commissions permanentes et des groupes provinciaux. Avec le découpage du pays en 26 provinces et 109 sénateurs, presque tous en bénéficient. La plus modeste est de 1 100 dollars par mois. « Mais la plupart des sénateurs ne touchent pas plus de 10 000 dollars par mois », assure un membre du bureau provisoire, en place jusqu’à l’élection de ce mardi.
Ce n’est peut-être pas tout à fait vrai. Selon un membre du bureau d’Alexis Thambwe Mwamba, malgré le contexte économique difficile, les lignes budgétaires votées dans la loi de Finances 2021 permettent d’octroyer aux sénateurs une augmentation d’au moins 3 000 dollars cette année, ce qui leur permettrait de toucher plus de 13 000 dollars par mois. Cette nouvelle enveloppe s’appellerait le Fonds du bureau pour intervention aux sénateurs (FBI). Elle aurait été obtenue par les parlementaires après la découverte des dépassements budgétaires à la primature et à la présidence, notamment dus à l’amélioration des grilles de salaires.
« On avait menacé de ne pas voter la loi de Finances s’ils n’amélioraient pas notre rémunération », explique encore ce membre du bureau sortant.
« Je démens formellement toute augmentation de la rémunération des sénateurs en 2021. Si le Sénat utilise le budget de fonctionnement pour sa rémunération, nous veillerons à réviser les montants de ce budget pour ne pas protéger des rémunérations déguisées », assure Marcellin Bilomba, conseiller principal du président Tshisekedi, en Economie et en Finances.
Cette nouvelle prime FBI de 3 000 dollars a pourtant été payée la semaine dernière, selon plusieurs sources. En outre, à chaque session parlementaire, le bureau du Sénat paie des jetons de présence aux sénateurs. Le gouvernement, lui, assure les primes de lecture en dépenses extrabudgétaires. Ces enveloppes visent à motiver l’examen des projets de loi qui sont introduits. En cas de session extraordinaire, le salaire de base du sénateur est même doublé et il y en a presque tous les ans. Les membres de la chambre ont aussi droit à des billets d’avion à chaque vacance parlementaire, qu’une session extraordinaire vienne les annuler ou pas. À titre d’exemple, la session extraordinaire depuis le début de l’année devrait coûter plus de 2,5 millions de dollars, l’essentiel au titre de la rémunération. Les sénateurs reçoivent aussi une prime en cas de convocation du congrès.
« À quoi servent les gesticulations quand on est incapable d’obtenir un paiement »
Pourtant, depuis l’arrivée au pouvoir de Félix Tshisekedi, en janvier 2019, les sénateurs se plaignent. Les primes politiques ne sont plus cumulatives et ne sont souvent plus payées. Même si un sénateur siège à la fois dans une commission et un groupe provincial, seule sa prime la plus élevée est payée. Les jetons de présence ne sont plus abondants, le bureau du Sénat n’a été installé qu’en août et n’aura connu qu’une session cette année-là. En 2020, la Covid-19 et la crise politique ont perturbé l’année parlementaire, rendant le Palais du peuple tout aussi improductif.
Les sénateurs blâment aussi le taux de change qui leur aurait fait perdre un quart de leur rémunération depuis 2016. Les soins de santé n’étaient plus remboursés de manière régulière, surtout si vous étiez dans l’opposition.
« Même nous autres, les sénateurs du FCC, on avait de plus en plus l’impression de ne plus être défendus. À quoi servent les gesticulations politiques et d’avoir dans notre camp le ministre des Finances quand on est incapable d’obtenir un paiement ? », explique l’un d’eux qui, comme beaucoup, a rejoint depuis l’Union sacrée.
Pendant ce temps, la présidence de Félix Tshisekedi explose ses lignes de crédit. Alors que le FMI demande des restrictions, le bureau du Sénat contracte deux prêts pour un montant de 7 millions de dollars. Selon l’un de ses membres, il s’agissait de compenser le versement irrégulier et incomplet de la dotation prévue dans le budget. Mais une autre source explique que le premier de 3 millions était un crédit revolving, une sorte de fonds de roulement qui permettait de pallier les retards dans le paiement de la part de rémunération du fonds spécial d’intervention. Le second, en revanche, de 4 millions, devait financer « l’installation des membres du bureau, des rénovations et d’autres dépenses » et n’aurait pas été géré par l’administration. 2,8 millions resteraient à rembourser.
« Les travaux que l’on voit dans cette salle ne valent pas ce montant »
Dès mars 2020, entre le bureau et la plénière, le torchon brûle et la première flamme est allumée par une sénatrice du FCC, membre de l’AFDC-A du futur président du Sénat et ancien ministre de Joseph Kabila, Modeste Bahati Lukwebo.
À l’ouverture de la session parlementaire, Bijoux Goya découvre, comme ses collègues, que leur salle plénière a été rénovée. Le montant des travaux était de 4,5 millions de dollars, un montant plus élevé que tous les projets d’investissement prévus dans le budget 2020 du Sénat.
« Les travaux que l’on voit dans cette salle ne valent pas ce montant. Et puis en quoi étaient-ils nécessaires vu notre contexte budgétaire ? », explique aujourd’hui encore Bijoux Goya.
De surcroît, ce marché avait été attribué à Modern Construction, une société dirigée par un proche du président du Sénat, l’homme d’affaires indien Harish Jagtani. Le cabinet d’Alexis Thambwe Mwamba l’avait même représenté dans l’acquisition du terrain du parking du Grand hôtel de Kinshasa.
« Les chaises étaient en train de céder », justifie pour sa part un proche de l’ancien président du Sénat, avant d’expliquer que pour le choix d’Harish Jagtani, « il fallait trouver quelqu’un qui accepte de faire les travaux sans avoir reçu un franc et au final, on ne lui a payé qu’un million ».
Ce membre du bureau sortant du Sénat explique le prix élevé des travaux par le coût de la TVA et la nécessité de faire parvenir certaines marchandises en avion, vu les délais restreints.
« Tout le monde était en colère. Et on soupçonnait beaucoup plus de malversations encore », se souvient pourtant Bijoux Goya
Les nouveaux sénateurs auraient été « obligés » d’ouvrir un compte à Afriland First Bank CD, pointe-t-elle encore. Or, le questeur Éric Rubuye était un des administrateurs de la banque. « On soupçonne un deal. Jusque-là, on était tous à la BCDC car c’était là qu’était versée la rémunération et qu’on pouvait obtenir des prêts. »
Pour le directeur général adjoint d’Afriland First Bank CD, Patrick Kafindo, c’est un faux procès : « En 2006, lorsqu’on installe les institutions, il fallait financer les parlementaires. Aucune banque ici ne voulait le faire. Nous, nous avons financé 400 députés et 100 sénateurs avant que leurs créances ne soient rachetées par la BIAC », explique-t-il avant d’ajouter « Quand les parlementaires étaient à la BCDC, est-ce que c’était un problème ? Nous sommes sur un marché concurrentiel. Ces choses-là évoluent. Il ne faut pas nous poser la question dans ce sens-là ».
Selon l’un des lanceurs d’alerte d’Afriland First Bank CD et ancien auditeur, Navy Malela, M. Rubuye faisait partie des clients privilégiés de la banque et bénéficiait de « beaucoup d’avantages » avec sa société Erru Groupe, notamment des mises à disposition en liquide de plusieurs dizaines, voire centaines de milliers de dollars, entre 2018 et 2019. Un proche de M. Rubuye dément ces accusations et assure que ce dernier a démissionné de son poste d’administrateur d’Afriland First Bank CD après son élection et n’est plus ni actionnaire, ni gérant d’Erru Groupe. Elle lui reste pourtant attribuée, à en croire le registre national du commerce.
4,4 millions de dollars retirés en liquide en pleine période électorale
La lettre du ministre est réceptionnée par le Sénat, le 24 décembre 2018 et le même jour, le premier million est retiré en liquide. Quatre autres retraits seront effectués par le trésorier du Sénat, jusqu’au 14 janvier 2019, dix jours avant l’investiture de Félix Tshisekedi, c’est ce que révèlent des documents bancaires fournis à RFI par les deux lanceurs d’alerte d’Afriland First Bank CD.
Dans son courrier adressé au directeur général de la banque, Henri Yav Mulang précise que ce prêt conséquent se fera « au titre de la rémunération et du fonds spécial d’intervention du Sénat » et devait permettre de payer la rémunération du mois de janvier 2019 ainsi que des indemnités de sortie, en faveur des membres du bureau du Sénat et ceux de leurs membres de cabinet.
Trois jours après le premier retrait, le questeur de l’époque, Jean-Philibert Mabaya, produit un document dit de « prévisions des dépenses de fin de l’année 2018 ». Dans ce document, il est mentionné que près de la moitié du montant devait servir à payer la rémunération de décembre et janvier. Le reste était dévolu aux indemnités des membres du bureau du Sénat et à 28 sénateurs. 350 000 dollars à peine étaient dévolus aux membres de cabinet. Selon Jean-Philibert Mabaya, les sénateurs concernés étaient les suppléants de ceux qui, en 2011, avaient été élus à l’Assemblée nationale, les autres ayant déjà obtenu leurs indemnités de sortie.
Il n’y a pas eu d’élections sénatoriales entre 2006 et 2019. À l’exception des suppléants arrivés en cours de législature, tous les sénateurs sortant en janvier 2019 ont siégé pendant près de de 13 ans. Mais cela ne les a pas empêchés de toucher, à l’occasion des élections présidentielle et législatives de 2011, leurs indemnités de sortie.
En clair, ils ont obtenu ces indemnités sans réellement quitter leur fauteuil. Une ligne de crédit de plus de 2,35 millions de dollars avait déjà été ouverte en 2010 pour les financer, cette fois par la Banque Internationale pour l’Afrique au Congo (BIAC). Elle devait être cautionnée par le gouvernement mais n’a jamais été remboursée depuis. Les sénateurs avaient été payés pour la plupart en nature et avaient obtenu une voiture. En RDC, ils touchent six mois de salaire de base à son entrée comme à sa sortie de fonctions, ce qui dépasse encore aujourd’hui les 25 000 dollars.
« Entre collègues, on s’entend »
Selon l’honorable Mabaya, la plupart des membres de cabinet du bureau du Sénat avaient déjà reçu leurs indemnités de sortie, en 2011. Seuls ceux de deux nouveaux membres du bureau du Sénat, élus en cours de législature, en ont bénéficié, en janvier 2019.
Cette version est contestée par certains sénateurs et plusieurs membres de ces cabinets qui continuent de réclamer leur dû « Chaque membre du bureau avait reçu l’enveloppe dévolue à son cabinet, mais ils n’ont rien reversé, à part Moïse Nyarugabo [NDLR : Élu rapporteur adjoint du Sénat en 2016] », croit savoir l’un d’eux. « Mabaya avait même été entendu là-dessus, l’an dernier quand on s’était plaint mais il n’y a pas eu de suite ».
Pour ce membre de cabinet, « ni les suppléants, ni les membres du bureau n’auraient dû toucher ces indemnités ». Ni les suppléants parce que leurs titulaires les avaient déjà touchées, ni les membres du bureau parce qu’ils les avaient déjà touchées. Le montant annoncé de 1,3 million pour les seules indemnités de sortie est en lui-même surprenant. Il dépasse les montants légaux pour les 35 sénateurs qui auraient été concernés.
Pour l’honorable Mabaya, il n’y a rien d’anormal au fait que les membres du bureau du Sénat aient touché leur indemnité en 2019. « Les membres des bureaux aussi bien à l’Assemblée nationale qu’au Sénat n’avaient jamais touché leurs indemnités, la régularisation a été faite fin mandat », explique-t-il. Quant au montant exorbitant de l’enveloppe, il renvoie au chef de la division financière du Sénat et au ministère des Finances.
Interrogé à ce propos, un membre du bureau provisoire du Sénat, installé après les élections de 2018, dit ne pas se souvenir de ce qui avait permis de payer les salaires de janvier 2019. Il n’avait même jamais entendu parler de ce prêt à Afriland First Bank, mais il ne semblait pas vouloir se poser plus de questions. « Entre collègues, on s’entend, il n’y avait pas de raison de fouiner dans le passé », explique-t-il.
Toujours est-il que le Sénat conserve une dette de plus de 2 millions de dollars à la BIAC et que cette banque, en liquidation depuis, notamment pour avoir prêté sans être remboursé de l’argent aux institutions, a bloqué en guise de mesures conservatoires un compte de plus de 1 million de dollars. Cet argent devait servir à financer la retraite des sénateurs.
Depuis la chute du bureau de M. Thambwe Mwamba, le 5 février 2021, la tradition de « ne pas fouiner dans le passé » est rompue. Le rapporteur du bureau provisoire a multiplié les déclarations évoquant les découverts et les dettes de l’institution. Outre celle de la BIAC, le Sénat connaît des dettes dans certaines structures de santé. Le centre médical de Kinshasa réclame 277 257 dollars. Plus grave, ses comptes à la BCDC affichent une dette de plus de 5 millions de dollars.
Dans une lettre de protestation adressée au président de ce bureau, le 22 février dernier, Alexis Thambwe Mwamba dénonce « des conclusions hâtives et des propos démesurés susceptibles d’intoxiquer l’opinion ». Il assure qu’à sa prise de fonction, l’institution avait déjà un passif de 200 000 dollars pour ce qui est des soins de santé. Quant aux 5 millions de déficit, il enjoint ses successeurs de se retourner vers l’État qui continuerait de devoir des dizaines de millions de dollars à la chambre haute du Parlement. « À supposer que le Trésor paie, sur votre impulsion, 10 % seulement de cette somme, il n’y aurait plus un solde débiteur nulle part », conclut Alexis Thambwe Mwamba.
L’ancien homme fort du Sénat pourrait continuer de devoir s’exprimer. L’Inspection générale des finances (IGF) devrait remettre, dans les prochains jours, son rapport au chef de l’État. Tant qu’Alexis Thambwe Mwamba était en fonction, ses services avaient refusé de collaborer avec le corps d’élite des finances publiques qui du coup lui avait demandé, par écrit, de justifier pour quelque 50 millions de budget de fonctionnement depuis l’arrivée au pouvoir de Félix Tshisekedi. L’ancien président du Sénat avait répondu en rappelant qu’il était en fonction, depuis août 2019 seulement. Mais depuis une dizaine de jours, les équipes de l’IGF travaillent d’arrache-pied pour étudier les pièces qui leur sont présentées.
Selon une source proche de ce dossier, certaines opérations ont été menées par le bureau sortant du Sénat sans en informer les services de l’administration. Elle cite, entre autres exemples, l’attribution du marché de rénovation de la salle plénière du Sénat, mais aussi la distribution des 10 000 dollars aux sénateurs en janvier 2019.
« Les inspecteurs ont reçu la liste des bénéficiaires mais pas les décharges individuelles qu’auraient dû signer les sénateurs. On les attend toujours », explique cette source. Selon les premières conclusions de l’Inspection générale des Finances, 82 % des ressources mises à la disposition du Sénat en termes de budget de fonctionnement n’ont pas été justifiées. Pour un membre du bureau sortant, « l’IGF est devenue un instrument politique. Pensez-vous qu’ils travaillent dans la sérénité ? La RDC est en train de devenir une dictature ».
Malgré les sollicitations de RFI, Éric Rubuye, questeur du bureau d’Alexis Thambwe Mwamba, est resté indisponible pour répondre à sa demande d’interview.
Contacté par RFI, le président sortant du Sénat, Alexis Thambwe Mwamba dit ne pas souhaiter « entrer dans la polémique » et renvoie aux explications de son collègue déjà cité dans l’article et à sa lettre du 22 février 2021 adressé à son successeur, le président du bureau provisoire.