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Mali : “Les négociations avec les djihadistes sont au cœur du désaccord franco-malien”

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Dans un communiqué publié le 03 juin dernier, le ministère français des Armées a annoncé que la France suspendait à titre conservatoire « les opérations militaires conjointes avec les forces maliennes ». Quelle signification politique peut-on donner à cette décision ? Comment va-t-elle se traduire sur le terrain ? Cette initiative ne va-t-elle pas accroître le sentiment anti-français au Mali ? Niagalé Bagayoko, politologue et présidente du Réseau Africain du Secteur de la Sécurité (ASSN) répond à nos questions.

TV5MONDE : Quelle lecture politique peut-on faire de la décision française de suspendre à titre conservatoire les opérations militaires conjointes avec les forces maliennes ?

Niagalé Bagayoko : A mon avis, il y a plusieurs dimensions. Il y a tout d’abord la volonté de se démarquer d’un point de vue diplomatique de la position qui a fait couler beaucoup d’encre, et que le président français Emmanuel Macron avait adopté à propos du Tchad ; il y avait eu validation de la prise de pouvoir, pourtant non-constitutionnelle, d’une junte militaire dirigée par le fils du défunt président Idriss Deby.

Et il y a sans doute eu une volonté du président Macron de rééquilibrer les choses du côté du Mali, d’autant plus que ça permet de présenter ce coup d’Etat constitutionnel comme une porte de sortie [Après avoir poussé à la démission le président Ibrahim Boubacar Keïta puis le président de transition Bah N’Daw, le colonel Assimi Goïta a été désigné, fin mai, chef de l’Etat par la cour constitutionnelle, NDLR].

Par ailleurs, pour le président français, c’est l’occasion de faire éclater au grand jour un contentieux qui sous-tend les relations entre le France et le Mali depuis plusieurs mois à propos de la fameuse question des négociations avec les djihadistes. Présenter le président Goïta comme quelqu’un qui serait prêt à négocier avec les djihadistes, en faisant comme si c’était un élément nouveau, ça ne correspond absolument pas à la réalité.

Les autorités maliennes qui se sont succédées, à savoir le président Ibrahim Boubacar Keïta et le président de transition Bah N’Daw, ont tous décidé de poursuivre et d’appliquer les recommandations qui ont été formulées par la Conférence nationale d’entente en 2017, puis par le Dialogue national inclusif en 2019.

Et selon ces recommandations, il convient d’engager un dialogue ou des pourparlers avec les chefs djihadistes que sont Amadou Koufa et Iyad Ag Ghali [Le premier dirige la Katiba Macina, tandis que le second est à la tête du GSIM, le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans, affilié à Al-Qaïda, NDLR].

Et ce désaccord a connu un point culminant lors d’une conférence de presse qui s’est tenue à Bamako, en octobre 2020, et au cours de laquelle le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, avait fait valoir que jamais la France n’accepterait que des négociations soient menées avec les djihadistes, alors que le premier ministre de transition de l’époque, Moctar Ouane, considérait de son côté que de toute façon c’était la volonté malienne. Je pense que c’est ça aujourd’hui qui est au cœur du désaccord franco-malien.

La question pour la France est de savoir si le président Assimi Goïta a l’intention de s’inscrire dans le droit fil de ses prédécesseurs, ou, au contraire, de mettre un terme à cette démarche de dialogue politique. Et sur ce plan, ses premières déclarations, notamment après sa prestation de serment, lorsqu’il affirme vouloir appliquer intégralement les recommandations du Dialogue national inclusif, ça inclut à mon avis les négociations avec les djihadistes.

TV5MONDE : Comment est-ce que cette suspension des opérations militaires conjointes avec les forces maliennes va-t-elle se traduire sur le terrain ?

Niagalé Bagayoko : Concrètement, cela signifie que les forces armées maliennes ne bénéficieront plus d’entraînements, ni de formations dispensées par les armées françaises, non seulement dans le cadre de l’opération Barkhane, mais également dans le cadre de la coopération militaire traditionnelle, c’est-à-dire ce qu’on appelle le partenariat militaire opérationnel.

Un retrait immédiat et massif de Barkhane me paraît très peu crédible

Niagalé Bagayoko, politologue
Tout cela a été en effet suspendu jusqu’à nouvel ordre. D’autre part, les opérations conjointes qui sont menées dans le cadre de la lutte anti-djihadiste, c’est-à-dire l’opération « Eclipse », l’opération « Bourrasque » ou encore l’opération « Equinoxe », ne sont plus conduites en lien avec l’armée française. Et il en va de même à la fois pour l’entraînement et l’accompagnement au combat, à travers lequel les forces spéciales européennes, c’est-à-dire françaises, estoniennes, tchèques, essentiellement, et à venir danoises et suédoises (mais elles sont suspendues également), ne dispensent plus de formation, ni ne peuvent mener des opérations en commun sur le terrain.

algré les velléités de réduction de ses effectifs ou même de reconfiguration de son dispositif, l’opération Barkhane reste aujourd’hui l’une des pièces maîtresses de la lutte contre le terrorisme dans le Sahel. L’hypothèse d’un retrait de ces forces françaises de la région est-elle crédible dans ces conditions ?

Niagalé Bagayoko : Un retrait immédiat et massif me paraît très peu crédible, parce que ça se met en place techniquement. Mais à terme, l’opération Barkhane, telle qu’elle est conçue actuellement, ne pourra pas rester en l’état. On se dirigera sans doute vers un dispositif beaucoup plus léger, beaucoup plus discret et axé sur un recours aux forces spéciales, qui agissent indépendamment de l’opération Barkhane, dans le cadre de l’opération « Sabre ».

Il y a un doute, un scepticisme, une incompréhension face à la capacité française à renverser la situation, malgré tous les moyens déployés

Ce sera donc un dispositif de ce type, avec des interventions ponctuelles de l’armée française, mais sur un mode expéditionnaire, davantage que permanent comme on le voit avec le dispositif actuel.

Aujourd’hui dans le Sahel, et au Mali en particulier, la force Barkhane est perçue par une partie de la population comme une armée d’occupation néocoloniale. En décidant de faire évoluer en solo les militaires de Barkhane, la France ne risque-t-elle pas d’accroître ce sentiment anti-français ?

Niagalé Bagayoko : Moi je fais partie de ceux qui ne considèrent pas qu’il y a un fort sentiment anti-français dans le Sahel. Il y a, à l’évidence, des manifestations anti-françaises qui sont orchestrées, manipulées, et qui sont très encadrées, notamment à Bamako. Il y a par ailleurs des manifestations très hostiles que l’on peut voir sur les réseaux sociaux. Mais, je ne suis pas sûre que toutes les populations rejettent l’intervention française. Ce qui à mon sens est beaucoup plus fort, c’est que massivement, il y a un doute, un scepticisme, une incompréhension face à la capacité française à renverser la situation, malgré tous les moyens déployés. Et je trouve ça beaucoup plus préoccupant que des manifestations extrêmement bruyantes à Bamako par exemple ; parce que s’insinue vraiment dans les esprits, l’idée que l’opération Barkhane est inefficace, et que les moyens qu’elle mobilise ne changent rien pour les populations. Et ça je trouve que c’est très préoccupant.

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