Dans un entretien à Sputnik, le Dr Daouda Kinda, expert malien en sécurité, estime qu’au-delà de la spéculation médiatique sur le présumé accord entre le Mali et la société privée russe Wagner, les pays africains ont tout intérêt à se défaire de leur relation avec les Occidentaux pour établir une coopération militaire accrue avec la Russie.
Le 13 septembre, Reuters, citant plusieurs sources diplomatiques et sécuritaires, a fait part d’un accord qui serait sur le point d’être conclu entre les autorités maliennes et la société de sécurité privée russe Wagner. Deux jours après cette information, le porte-parole du Kremlin a affirmé à la presse que Moscou ne négociait aucune présence militaire au Mali. M.Peskov a cependant indiqué que les autorités avaient des «contacts dans le domaine militaire avec beaucoup de pays, y compris ceux situés sur le continent africain».
Sollicité sur cette question, Jean-Yves le Drian a averti que la France pourrait retirer ses troupes si la junte au pouvoir au Mali s’alliait avec la société paramilitaire Wagner. Pour sa part, la ministre des Armées Florence Parly a jugé qu’un tel accord «serait extrêmement préoccupant».
La ministre allemande de la Défense a, elle, prévenu le 15 septembre qu’une éventuelle conclusion de cet accord «remettrait en cause» le mandat de l’armée allemande au Mali, qui y est présente avec près de 1.500 soldats.
Que se cache-t-il derrière cette guerre d’information et de déclarations? Dans quel cadre plus global s’inscrit-elle? Les situations en Guinée-Conakry, en Libye et au Sahel, dont le Mali, sont-elles des pièces d’un même puzzle?
Pour répondre à ces questions, Sputnik a sollicité le Dr Daouda Kinda, expert malien en sécurité internationale et politiques de défense, spécialiste de l’Afrique et du Sahel. Pour lui, «au-delà des polémiques et des spéculations médiatiques, c’est avant tout sur le plan strictement militaire qu’il faut analyser ce probable choix des autorités militaires maliennes de solliciter le savoir-faire russe, via la société Wagner, bien que l’information n’a toujours pas été confirmée par Reuters elle-même». Par ailleurs, il estime qu’«il faudra prendre en considération les enjeux géostratégiques entre les grandes puissances, dont les pays africains aspirent à tirer profit».
«Bien que petits, ces États essayent de voir grand»
«Pour quelles raisons valables les gouvernements africains ne penseraient-ils pas à établir des accords dans le domaine technico-militaire avec la Russie? Et nous ne parlons pas de la société Wagner, dont les autorités maliennes et russes ont nié un rapprochement avec, et qui n’est d’ailleurs pas la seule à opérer en Afrique. Il y en a d’autres, dirigées par les Occidentaux et basées aux Émirats arabes unis [Lancaster 6 DMCC, L-6 FZE et Opus Capital Asset Limited FZE, ndlr], dévoilées par des rapports de l’Onu en février 2021 et dont curieusement les médias mainstream ne parlent pas», affirme le Dr Kinda.
Et d’expliquer que «si l’on fait une analyse strictement militaire, il n’est pas difficile de comprendre et de prévoir les nouvelles orientations de beaucoup de pays africains, qui refusent de persévérer dans la politique de l’échec de ces dernières décennies», affirme le Dr Kinda, soulignant que «bien que petits, ces États essayent de voir grand pour donner les moyens d’épanouissement à leur peuple, profitant du nouveau contexte géopolitique mondial».
En effet, selon lui, la réussite de la participation russe à la guerre contre le terrorisme en Syrie est l’argument de poids qui pousse les Africains à considérer sérieusement l’option d’e coopération militaire avec Moscou. Dans ce contexte, il souligne que «c’est l’armée arabe syrienne, de doctrine et d’armements soviétiques, qui a stoppé l’avancée des combattants de Daech*. Mais cette résistance est entrée dans sa phase décisive après l’arrivée des Forces aérospatiales russes, à la demande du gouvernement syrien, en 2015».
«Forte de son expérience en Afghanistan au temps de l’Union soviétique puis en Tchétchénie, l’apport de l’armée russe, qui a détruit durant les premiers mois pratiquement toutes les infrastructures stratégiques de Daech*, contrairement à la coalition internationale dirigée par les États-Unis, a été déterminant. Ceci a également eu un impact important sur la guerre contre cette organisation en Irak», ajoute-t-il.
Quid des menaces françaises de se retirer du Mali?
Réagissant aux déclarations officielles des autorités françaises et allemandes quant à un possible retrait de leurs forces du Mali en cas de conclusion de cet accord, l’expert indique que «les armées africaines sont restées prisonnières de la coopération militaire avec la France, le Royaume-Uni et les États-Unis, sans résultats palpables».
En effet, selon lui, «depuis des décennies, les pays du Sahel (Mali, Niger, Tchad et Burkina Faso) n’ont pas réussi à venir à bout du terrorisme. En 2013, l’armée malienne s’est effondrée face aux organisations terroristes, obligeant le pays à solliciter l’aide de la France qui a lancé l’opération Serval puis Barkhane et G5 Sahel. Les États-Unis, le Royaume-Uni et d’autres pays européens y participent également, malheureusement toujours en vain. Après des décennies de présence militaire sur le continent, de manœuvres annuelles et de coopération, la majorité des pays africains sont toujours incapables de faire face au terrorisme, actant ainsi l’échec stratégique total de la coopération avec les Occidentaux».
La situation au Maghreb et au Sahel ne diffère pas vraiment de ce qui s’est passé au Moyen-Orient et en Afghanistan, estime l’interlocuteur de Sputnik, soulignant que «la guerre contre le terrorisme que l’armée algérienne a mené durant les années 1990 est un autre exemple de l’efficacité de la coopération avec l’Union soviétique puis la Russie».
La leçon de la débâcle en Afghanistan
Depuis les attentats du 11 septembre 2001 à New York, les États-Unis, le Royaume-Uni et leurs alliés, dont ceux au sein de l’Otan, «ont lancé ce que le Président Georges W Bush avait nommé la “Guerre contre le terrorisme”», rappelle-t-il, précisant que «plusieurs guerres ont été menées dans ce cadre. Il y a eu la guerre en Afghanistan la même année, en Irak en 2003 [sans la participation de la France qui s’y est opposée au Conseil de sécurité, ndlr] et enfin en Libye et en Syrie, en 2011».
Ainsi, l’expert constate que «ces guerres que les Américains, les Britanniques et l’Otan avaient vendues à l’opinion mondiale comme rapides et chirurgicales, ont finalement duré des décennies [20 ans en Afghanistan, 18 en Irak et 10 en Libye et en Syrie, ndlr]. Durant toutes ces années, le terrorisme et le djihadisme ont pris des proportions astronomiques, menaçant tous les pays, y compris en Europe. Les forces anglo-américaines et de l’Otan se sont installées en Afghanistan et en Irak dans le but déclaré de les aider à mettre sur pied, en plus d’États démocratiques, des forces armées à même de se protéger contre les hordes terroristes».
Dans le même sens, il explique qu’«après plus de 10 ans de présence en Irak, non seulement le terrorisme n’a pas été vaincu, mais l’armée irakienne, qui comptait plus de 50.000 soldats équipés et formés par les Anglais et les Américains, s’est complètement effondrée en quelques semaines devant les combattants de Daech* qui ont pris le contrôle de beaucoup d’armes et de vastes territoires du pays pour les utiliser comme bases arrières pour attaquer la Syrie. Ce scénario désastreux s’est reproduit le 14 août avec la chute de Kaboul où les talibans*, chassés du pouvoir en 2001, ont repris le contrôle de pays en moins d’un mois, après l’annonce officielle du retrait des troupes américaines et de l’Otan. Ces dernières ont laissé des dizaines de tonnes d’armements entre les mains des talibans*, totalisant près de 83 milliards de dollars d’aides militaires à l’Afghanistan étalées sur 20 ans. Inutile de dire que le risque de voir ces armes acheminées vers d’autres régions du monde, dont l’Asie centrale, le Sahel et l’Afrique est pris très au sérieux par tous les états-majors des armées et des renseignements militaires».
En conclusion
Pour Daouda Kinda, «la Russie a non seulement aidé à vaincre le terrorisme au Moyen-Orient, mais elle a également doté la Syrie de capacités anti-aériennes, comme les S-300, qui lui permettent de se défendre actuellement contre toute agression, notamment turque ou israélienne». «Voilà donc deux exemples réussis de coopération militaire avec la Russie, à savoir l’Algérie et la Syrie», constate-t-il.
Enfin, il estime qu’«à moins de faire le choix de continuer dans la politique des échecs répétés, tous les pays africains, comme le souhaitent leurs peuples, ont intérêt à coopérer avec la Russie la Chine et pour joindre le développement à la sécurité avec des partenaires fiables et sérieux». À défaut, «l’Afrique ne sortira pas du piège des coups d’État, du sous-développement et de la soumission aux puissances qui ont sucé ses ressources sans l’aider à évoluer». Et de conclure: «la Russie et la Chine ont beaucoup d’espace à remplir en Afrique, une chance à ne pas rater».
*Organisation terroriste interdite en Russie
Sputnik.net