Crise diplomatique avec la France, départ de « Barkhane », politique intérieure : à Bamako, le premier ministre de la transition du Mali a répondu aux questions du « Monde ».
Choguel Maïga est le premier ministre de la transition du Mali depuis début juin. Le 25 septembre, à la tribune des Nations unies, il accusait la France d’« abandon en plein vol » du Mali dans la lutte antiterroriste. Dans un entretien accordé au Monde le 16 octobre à Bamako, il revient sur les défis qui jalonnent aujourd’hui une transition fragile.
Ces dernières semaines ont été tendues entre vous et le président Emmanuel Macron. Souhaitez-vous le divorce ?
Il peut y avoir des scènes de ménage mais je ne crois pas beaucoup au divorce. Malgré tout ce qui se dit, je ne crois pas qu’une rupture des liens militaires avec la France soit pour demain. Sur le plan politique, économique et sécuritaire, trop de choses lient le Mali et la France pour qu’une équipe [celle d’Emmanuel Macron] en précampagne [électorale], sur un coup de tête ou une saute d’humeur, vienne tout remettre en cause. Nous avons décidé de n’insulter ni le passé ni le présent, encore moins l’avenir. Il nous reste encore beaucoup de choses à faire ensemble.
Dans un entretien accordé à l’agence russe RIA Novosti le 8 octobre, vous avez accusé la France d’avoir entraîné des groupes armés dans le nord du Mali après le déclenchement de l’opération « Serval » en 2013. Suggérez-vous qu’elle fait preuve de duplicité au Mali en matière de lutte antiterroriste ?
Quand le gouvernement malien a demandé une intervention française en 2013, l’objectif était de détruire le terrorisme et d’aider l’Etat malien à se réinstaller sur l’intégralité de son territoire. Mais une fois arrivée à Kidal (bastion des rébellions touareg), l’armée française a empêché notre Etat de reprendre la ville. Je n’accuse pas, je donne des faits. A chacun d’en tirer ses conclusions. Les faits sont que le Mali a demandé à la France de l’aider à détruire le terrorisme et à recouvrir l’intégralité de son territoire. Près de neuf ans après, que constatons-nous ? Le terrorisme qui était confiné à Kidal s’est étendu à 80 % de notre territoire. Cela conduit les Maliens à penser qu’il y a un complot international contre notre pays.
Souhaitez-vous que les forces françaises quittent votre pays ?
Nous n’avons jamais dit cela. Nous n’avons jamais rompu l’accord bilatéral de défense qui nous lie à la France. Au contraire, c’est la France qui veut le remettre en cause. En juin dernier, on s’est réveillé un matin en entendant dans les médias que la France suspendait ses opérations militaires avec l’armée malienne, sans nous prévenir ni nous donner d’explication, tout ça parce qu’un nouveau gouvernement qui ne leur convenait pas avait été mis en place (suite au second coup d’Etat du 24 mai). Un mois plus tard, au sommet du G5 Sahel, Emmanuel Macron est venu nous annoncer que « Barkhane » allait se retirer.
La France assure pourtant que cela a été discuté avec tous les chefs d’Etat du G5 Sahel, dès février, en marge du sommet de N’Djamena…
Il n’y a pas eu de discussion. Emmanuel Macron l’a annoncé, tout de go. Le président de la transition (le colonel Assimi Goïta) l’avait pourtant dit à Emmanuel Macron : « Ce que vous voulez faire, c’est un abandon, en termes militaires. Asseyons-nous et dites-nous quand vous voulez partir, pour qu’on se prépare à prendre progressivement les emprises que vous allez laisser. Lorsqu’on sera prêts, vous pourrez partir. » Au lieu de ça, nous avons été abandonnés. Depuis, notre gouvernement a bien compris que s’il ne compte que sur un seul partenaire, il pourra à tout moment être abandonné. Nous en cherchons d’autres.
Y a-t-il eu des discussions menées avec la milice privée russe Wagner ?
Ce sont les médias français qui en parlent. Moi, je ne connais pas de Wagner. Ce sont des rumeurs, à ce stade-là. Le jour où nous conclurons des accords avec quelque pays que ce soit, nous les rendrons publics. En attendant, qu’on ne nous fasse pas de procès d’intention !
Votre gouvernement entretient le flou autour de la question. Ne craignez-vous pas de vous aliéner les autres partenaires internationaux et d’aller à l’isolement ?
Ce sont des menaces qui, aujourd’hui, sont sans objet, parce que nous n’avons pas signé d’accord avec qui que ce soit. Il n’y a pas de flou ! Ce que nous avons, c’est un accord avec l’Etat russe (conclu en juin 2019). Dans ce cadre, nous achetons des équipements militaires – on en a reçu récemment –, et nous demandons à des instructeurs russes de former nos militaires. Nous sommes en discussion avec l’Etat russe, nous ne le cachons pas. Nous cherchons tous les moyens et le concours de tous les Etats qui pourraient nous aider à sécuriser notre peuple.
L’Algérie pourrait-elle renforcer son rôle en matière de lutte contre le terrorisme au Mali ?
Notre Etat le souhaite. L’insécurité sévit le long de notre zone frontalière. Si l’Algérie s’impliquait de façon forte dans la lutte contre le terrorisme, ce que nous espérons, ce serait un grand plus.
Pourrait-on envisager le déploiement de soldats algériens au nord du Mali ?
La Constitution algérienne, qui a récemment été révisée, le permet désormais. Ce sont aux Algériens de le décider.
Vous n’avez jamais caché votre opposition à certains termes de l’accord de paix d’Alger, signé en 2015 entre l’Etat malien et les ex-groupes rebelles du Nord. En renégociant cet accord, ne craignez-vous pas que ces groupes ressortent les armes?
Je ne suis pas contre l’accord. je dis simplement qu’il faut l’appliquer de façon intelligente. ce texte a été signé sous la pression et certains articles créent les conditions de l’émergence de nouvelles rébellions. Il faut les rediscuter. Quant à ceux qui ont pris les armes en 2012, ils n’ont jamais été désarmés. Ils défilent chaque année avec des armes lourdes lors de la fête de l’indépendance de leur fantomatique république de l’Azawad.
« Barkhane » est en train de se retirer progressivement de ses emprises du Nord (Kidal, Tombouctou et Tessalit) pour se recentrer sur le Liptako Gourma, à l’est. Comment comptez-vous faire pour assurer la sécurité du Nord, une fois les Français partis ?
On s’interroge. La France a décidé de se concentrer sur le Liptako, où l’EIGS (Etat islamique au Grand Sahara) est le plus actif. Or, le groupe le plus dangereux pour l’Etat malien, c’est le GSIM (Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans). Pendant qu’Al-Qaida multiplie ses attaques, notre principal allié, en tout cas celui que nous croyions l’être, décide de quitter sa zone d’influence pour se concentrer sur les trois frontières. N’est-ce pas de l’abandon en plein vol ? Nous sommes en train de chercher des solutions.
Avez-vous fait une croix sur l’organisation des élections le 27 février 2022, comme prévu dans le calendrier initial ?
Cette date a été fixée à partir de positions de principe : dix-huit mois, pas plus. Mais la politique, c’est le réalisme. Il faut prendre en compte les exigences du peuple, comprendre ce qui l’a amené à se soulever contre le régime d’« IBK ». Le coup d’Etat du 18 août 2020 n’était pas un putsch classique. Les militaires ne sont pas sortis de leur caserne pour prendre le pouvoir : ils sont intervenus pour parachever la lutte d’un peuple qui s’est soulevé contre un régime gangrené par la corruption. Il faut trouver un début de solution à leurs revendications, mettre en place des réformes institutionnelles et politiques solides. Nous devons aussi faire en sorte de ne plus avoir des élections contestées qui pourraient aboutir à un nouveau soulèvement ou coup d’Etat.
Combien de temps faudrait-il ?
Nous exposerons les délais lors des Assises nationales de la refondation qui se tiendront en novembre, au plus tard en décembre. Ensuite, le gouvernement présentera à ses partenaires un calendrier réaliste et accepté par les Maliens. Quelques semaines ou quelques mois de décalage (pour les élections), ce n’est pas la fin du monde pour un pays en crise depuis dix ans.
La Cédéao a prévenu que des sanctions seraient prises contre le Mali si la date du 27 février n’était pas respectée. Qu’en pensez-vous ?
Les sanctions ne sont pas la solution. Si la Cédéao ne tient pas compte des raisons qui ont conduit à la chute du régime et décide de punir une nation dont l’Etat s’est retrouvé à terre par la faute de ses dirigeants, je pense que cela sera contre-productif.
N’êtes-vous pas en train de jouer sur une fibre nationaliste contre l’étranger, avec tous les risques que cela représente ?
Nous ne jouons pas de carte nationaliste mais celle de la responsabilité : être capable de dire à nos amis qu’il n’est pas possible de faire ce qu’ils veulent qu’on fasse (organiser des élections) pendant la période initialement fixée. S’ils nous y forcent en créant une crise financière et les conditions d’un changement de régime, l’objectif stratégique qui était de stabiliser le Mali sera complètement mis de côté. Notre souhait est de transférer le pouvoir à un gouvernement élu, mais il faut négocier avec la communauté internationale un délai raisonnable, pragmatique, pour tenir les élections.
Le journaliste français Olivier Dubois est toujours otage du GSIM. Des négociations sont-elles ouvertes pour le libérer ?
Nous sommes dans des discussions, sans pouvoir en dire plus.