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Le Mali et le repositionnement militaire français

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L’annonce du repositionnement de l’armée française au Sahel a été diversement accueillie par les États de la région. Quatre mois après cette annonce, ce qui devait être une simple reconfiguration du dispositif militaire français s’est transformée en une sorte de déflagration politico-militaire, occasionnant une crise particulièrement vive avec le Mali. Entretien avec Nicolas Normand, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris).

Le jeudi 10 juin 2021, le président de la République française, Emmanuel Macron, annonce des modifications du dispositif militaire au Sahel et évoque la fin de l’opération Barkhane en précisant : « Cette transformation se traduira par un changement de modèle. »

Dans cette perspective, les 5 000 soldats français présents au Sahel seront ramenés à 3 000. Les Français se retirent des bases militaires au Mali de Tessalit, Kidal et Tombouctou. L’ensemble des forces sont redéployées sur la zone dite des trois frontières, à partir principalement de la base de Gao au Mali et de la base aérienne 101 de Niamey au Niger.

Nicolas Normand, normalien, ingénieur agronome et énarque, a consacré l’essentiel de sa carrière à l’Afrique subsaharienne et a été ambassadeur de France au Mali (2002-2006), au Congo (2006-2009), au Sénégal et en Gambie (2010-2013), puis directeur-adjoint de l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN). Il est aujourd’hui chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris). Il a publié « Le grand livre de l’Afrique » (Eyrolles, 2019).

RFI : Quatre mois après l’annonce de la reconfiguration des forces françaises au Sahel, la présence militaire française est toujours fortement contestée. Comment expliquez-vous que l’on soit arrivé à une telle situation de crise avec le Mali ?

Nicolas Normand : La crise avec le Mali était latente depuis plusieurs années, et ce, bien avant l’arrivée de Chogel Maïga comme Premier ministre, et les déclarations du président Macron sur la réorganisation de Barkhane, malheureusement interprétées comme la fin de Barkhane, ont suscité une ambiguïté malheureuse.

Avant ces déclarations, il y avait déjà un problème d’acceptation et de compréhension du dispositif militaire français pas seulement au Mali, mais aussi au Niger et au Burkina Faso. L’approche militaire française, technique et sécuritaire, n’a guère tenu compte de l’aspect politique, de sa perception par les populations locales et par les autorités des pays du Sahel. Lorsqu’un dispositif militaire étranger, de surcroît venant de France, l’ancienne puissance coloniale, se maintient plusieurs années – et cela fait huit ans maintenant au Sahel –, il y a une perception qui est forcément négative.

Le retour de l’armée ex-coloniale sur le territoire est déjà perçu en soi comme une humiliation. D’autre part, le jihadisme s’est aggravé pendant cette période au lieu de disparaître et la population n’a pas compris que l’armée française, avec ses moyens techniques, ne parvienne pas à éliminer l’insécurité. À cela s’est ajoutée une communication mal adaptée de la part de la France. Par exemple, des communiqués franco-français qui n’associaient pas les forces africaines lorsqu’ils criaient victoire pour avoir éliminé tel ou tel chef jihadiste, sans donner d’explication sur la stratégie française. Également en séparant les bases françaises des bases des armées sahéliennes. Enfin, il ne semble pas que les journalistes locaux aient été invités à participer aux opérations militaires françaises (Barkhane). Ceci a développé une perception locale d’armée d’occupation.

Il y a eu aussi une erreur initiale, qui a pesé également très lourdement. En 2013, Serval a soutenu le mouvement séparatiste du MNLA (Mouvement national de libération de l’Azawad). L’idée pour la France n’était pas de soutenir le séparatisme, mais que ces Touaregs séparatistes pouvaient les aider à combattre les jihadistes. Mais cette approche sécuritaire et technique, là aussi, a ignoré l’impact politique. Le fait de soutenir un groupe séparatiste et en plus d’empêcher l’armée malienne en 2013 de parvenir jusqu’à Kidal, a été ressenti comme une violation de la souveraineté malienne. Donc, tous ces comportements qui ne tenaient pas compte du contexte politique local malien – et ce fut la même chose au Burkina Faso – ont hérissé la population au nom de la violation de la souveraineté nationale, du nationalisme bafoué, de l’occupation par une force étrangère agissant toute seule, sans donner d’explication suffisante et n’associant pas assez ses partenaires.

Cette situation dégradée préexistait donc avant l’arrivée du gouvernement malien actuel. Comment analysez-vous cette évolution avec le Premier ministre du Mali, Chogel Maïga ? 

Chogel Maïga a été nommé Premier ministre après le deuxième coup d’État, celui de mai 2021 (le premier était en août 2020), et il a exploité fondamentalement ce sentiment de rejet de la présence française.

Cette impopularité s’est largement répandue dans les zones urbaines qui ne sont pas au contact avec les jihadistes. Or, ce sentiment anti-français n’est pas partagé par les populations du Nord ou par celles qui vivent dans la région des trois frontières, qui se sentent partiellement protégées par Barkhane. Les villes, qui sont simplement informées d’une insécurité croissante dans l’ensemble du pays, ont développé un ressentiment anti-français très fort, alimenté d’ailleurs par la Russie qui diffuse en ligne localement des vidéos anti-françaises. Ce sentiment est instrumentalisé par le régime de transition malien pour des raisons populistes. La junte militaire, issue du deuxième coup d’Etat, qui doit rendre le pouvoir théoriquement en février 2022 après des élections, souhaite repousser cette échéance. Pour cela, la junte doit s’appuyer sur la population face à une réaction internationale qui va être négative pour le non-respect des engagements pris d’organiser des élections en février. Le Premier ministre malien, avant même son intervention à l’ONU, avait déjà fait des déclarations expliquant que l’armée française occupait le territoire et empêchait les hélicoptères maliens de décoller. Le 25 septembre 2021, devant l’Assemblée générale de l’ONU à New York, il a accusé la France d’abandon « en plein vol », évoquant la fin de Barkhane et le retrait des bases du nord de Tessalit, Kidal et Tombouctou. Et il a ajouté que ce réaménagement de Barkhane avait été décidé de manière unilatérale par le président Macron et que c’était, là aussi, une violation de l’esprit de coopération.

Or, il est clair depuis le début que Barkhane n’a pas vocation à rester là des décennies. Plus l’armée malienne (Fama) est en mesure de combattre les jihadistes, plus le dispositif français doit se réduire et s’adapter. C’est un accompagnement : il va rester 3 000 militaires français au terme de ce réaménagement, donc il ne s’agit pas actuellement d’un abandon. D’autre part, dire que c’est une question unilatérale serait au moins en partie inexact. Cela fait plusieurs années que ces questions sont abordées au niveau des chefs d’État, notamment au sommet de Pau et puis il y a eu des contacts nombreux, avant cette déclaration du 25 septembre. Les militaires maliens et français sont mal à l’aise dans cette crise, parce qu’ils voient bien que c’est une crise politique, une instrumentalisation politique et que sur le plan militaire, les choses fonctionnent assez correctement. Il n’y a pas de malentendus fondamentaux entre les armées locales et françaises et elles coopèrent tant bien que mal. Par ailleurs, le réaménagement prévu par le président Macron va clairement dans le bon sens pour accompagner la montée des armées sahéliennes. Fermer des bases françaises est une bonne idée, parce qu’il faut que les bases soient mixtes ou bien il faut que l’armée malienne ou burkinabè les reprenne.

Il y a eu aussi les accusations du 8 octobre dernier : le Premier ministre malien avait accusé la France d’entraîner une organisation terroriste à Kidal. Était-ce une allusion à la collaboration de la France avec le MNLA (Mouvement national de libération de l’Azawad), le groupe armé qui a porté la dernière rébellion touarègue ?

Dans cette accusation du 8 octobre, complètement anachronique, le Premier ministre malien fait allusion à ce qui s’est passé en 2013 à Kidal. À cette époque, il y a eu une erreur politique, qui est à peu près reconnue aujourd’hui du côté français et qui a été unanimement dénoncée par le Mali depuis le début : l’armée française s’était en effet appuyée dans ses opérations contre les jihadistes sur le MNLA, un groupe séparatiste et les a aidés à se réinstaller à Kidal (leur fief historique) alors qu’ils avaient été chassés par les jihadistes de Kidal puis de Gao. Leur présence armée sur Kidal et la région a été un problème de souveraineté et d’intégrité territoriale pour le Mali.

Or, Chogel Maïga, dans sa déclaration du 8 octobre, laisse croire que le statut particulier de Kidal aujourd’hui serait dû à la France et à l’armée française qui continuerait, selon lui, d’empêcher l’autorité malienne à Kidal. Alors qu’actuellement, il y a à Kidal un gouverneur du Mali, un camp militaire malien à proximité et une armée reconstituée sur place qui dépend des forces armées maliennes. Donc, on ne peut pas dire que la souveraineté du Mali soit absente de Kidal, mais ce qui est vrai, c’est que les groupes armés y restent dominants : ce sont eux qui font le maintien de l’ordre à Kidal. C’est cela qui est mal ressenti par les Maliens.

Cette situation particulière à Kidal s’explique-t-elle par la non-application des Accords d’Alger ?

En 2015, il y a eu les Accords d’Alger négociés par les Algériens et par la médiation internationale présidée par l’Algérie, la France ne faisant pas partie de cette médiation internationale. Or, cet Accord d’Alger prévoit que les groupes armés peuvent conserver leurs armes aussi longtemps que l’ensemble des dispositifs ne sont pas appliqués. Il y a dans l’accord un volet qui revient à Bamako et qui consiste à changer la Constitution, à créer un Sénat et à modifier le rôle des régions, prévoyant une décentralisation et une régionalisation très poussée, qui est une sorte de fédéralisme. Mais Bamako n’a pas mis en œuvre ces dispositions et, de l’autre côté, les groupes armés ne se sont pas désarmés. Ils se sont même réarmés et ils sont tout-puissants dans certaines régions du Nord et notamment à Kidal.

Mais cette situation n’est pas la faute de la France, c’est une conséquence de la non-application de l’Accord d’Alger. Il y a donc, sur ce point, trois responsables : la présidence de la médiation internationale, l’Algérie, Bamako et les groupes armés, car Bamako et les groupes armés sont les signataires de l’Accord d’Alger et la diplomatie algérienne est le garant de son application. Cependant, Kidal n’est pas une enclave, des ministres maliens s’y rendent régulièrement, mais c’est une zone largement contrôlée par la CMA (Coordination des mouvements de l’Azawad), qui est le regroupement des ex-rebelles signataires de l’Accord d’Alger. Donc, on a une présence importante de la CMA qui ne s’efface pas totalement devant l’autorité de Bamako et c’est ça le problème de Kidal. Ce n’est pas dû à la France, mais à la manière dont a été appliqué l’Accord d’Alger. Donc, c’est dû aux groupes armés, à Bamako et à la présidence algérienne. C’est ça, la réalité.

Réunion de la CMA à Kidal, le 11 février 2021. AFP – SOULEYMANE AG ANARA

Dans le contexte de tension actuel, cela va-t-il être difficile pour la France de maintenir sa base de Gao, la dernière au Mali ?

Ce que je crains, c’est d’éventuelles réactions épidermiques des autorités françaises qui en ont un peu assez de se faire maltraiter, alors qu’elles font des efforts énormes en faveur du Mali. Donc, on peut comprendre qu’il y a des lignes rouges qui ont été peut-être un peu franchies du côté malien, mais espérons que non. Choguel Maïga, dans sa récente interview au journal Le Monde, a renouvelé malgré tout sa demande d’appui de la France. Mais il fait sans doute le pari que Macron ne fera rien dans le contexte de l’élection présidentielle française, car cela ressemblerait trop au retrait américain d’Afghanistan. Il fait donc le pari que Macron va garder Barkhane quelles que soient les déclarations hostiles, même si cela met mal à l’aise les soldats français et probablement maliens, car à chaque fois qu’il accable la France, il est applaudi au Mali. C’est un jeu politique, un jeu avec le feu, mais ce n’est pas une rupture. Si c’était une rupture, il n’aurait pas procédé de cette manière. Il y aurait eu des discussions diplomatiques en disant : « Écoutez, finalement on a changé d’avis, on trouve que ce n’est pas bien Barkhane, veuillez dégager. » Et on serait partis. S’il fait ses déclarations en public, mais pas par la voie diplomatique, c’est bien que ce c’est un jeu politique et que ce n’est pas un acte diplomatique. Il cherche néanmoins un appui du côté de la Russie pour apparaître moins dépendant de la France.

Comment tout cela est perçu par les autres pays du Sahel ?

Au Burkina Faso aujourd’hui, la sensibilité est la même à l’égard de Barkhane qu’au Mali, mais ce n’est pas exprimé d’une façon officielle. On se souvient que le président Kaboré avait cependant critiqué l’invitation à Pau et que son ancien ministre de la Défense avait même accusé, en public, Barkhane d’être complice des jihadistes. Vous avez au Burkina Faso un état d’esprit comparable à ce qui se passe au Mali, c’est-à-dire un rejet de la politique étrangère française, qui n’est pas comprise et qui est ressentie comme violant la souveraineté du Burkina Faso. Cela étant, comme au Mali, les autorités militaires disent qu’elles ont besoin de Barkhane et le Burkina Faso a autant de problèmes existentiels que le Mali, même si ses problèmes sont un peu différents. Le Burkina Faso est moins étendu que le Mali, et Ouagadougou ressent plus fortement la menace sécuritaire et donc la nécessité de trouver un apaisement ou un arrangement quel qu’il soit, compte tenu de la fragilité locale. La lutte contre les terroristes a été ainsi largement déléguée à des milices supplétives officialisées depuis 2020 par une loi créant des « Volontaires pour la défense de la patrie », qui cohabitent tant bien que mal avec des zones laissées aux jihadistes, par des accords locaux.  En outre, il y a, au Burkina Faso, l’héritage populaire et anti-impérialiste de Thomas Sankara et la présence de Barkhane au Burkina Faso froisse clairement cet héritage du sankarisme et crée aussi un rejet particulier de la présence française.

Au Niger, les relations sont très bonnes avec les autorités et avec le président démocratiquement élu, Mohamed Bazoum (ancien professeur de philosophie), mais le pays, pratiquement le plus démuni de la planète, est confronté à d’immenses défis. Le chef d’État paraît être un homme avisé et énergique mais il appartient à une minorité (arabe) du pays et, juste après son élection, il a failli être renversé par un coup d’État. Une partie de la population nigérienne est contaminée par un islamisme assez radical. Par exemple, lorsqu’il y avait eu les critiques sur les caricatures de Mahomet publiées par Charlie Hebdo en 2015, le Niger avait été le seul pays du Sahel à connaître des émeutes violentes contre les églises et les commerces tenus par des chrétiens, causant cinq morts. Par ailleurs, c’est un pays vaste et pauvre, qui est menacé sur toutes ses frontières depuis le Mali à l’ouest, la Libye au nord ou Boko Haram au sud.

Concernant le Tchad, vous avez comme en Mauritanie des régimes militaires depuis très longtemps, ce qui n’est pas du tout le cas du Mali et du Burkina. Au Tchad, depuis des décennies, ce sont les ethnies minoritaires et guerrières du Nord qui ont pris le pouvoir à Ndjamena et il y a toujours le risque qu’un autre groupe armé du Nord fasse une rotation avec ceux qui sont actuellement au pouvoir. C’est pourquoi le nouveau président du Tchad doit d’abord assurer son autorité sur l’ensemble du pays depuis la mort de son père, l’ancien président Idriss Déby. L’armée tchadienne a été la seule armée qui avait accompagné fortement Serval en 2013 et reste un allié solide de la France. La Mauritanie a réussi a empêcher le développement de l’insécurité sur son territoire par un contrôle efficace du terrain et des islamistes radicalisés.

Un soldat français de l’opération Barkhane dans une base des Fama (Forces armées maliennes) avec le mont Hombori en arrière-plan. © AFP/Daphné Benoît

Quel bilan faites-vous de Barkhane, quatre mois après l’annonce de sa réorganisation ?

D’abord, il n’y a pas de fin de Barkhane, il y a un changement du dispositif pour se rapprocher des armées malienne, burkinabè et nigérienne et pour faire venir d’autres partenaires dans Takouba afin de se concentrer sur la montée en puissance des armées africaines. Mais cette transformation est arrivée un peu tardivement, il aurait fallu le faire avant. Le drapeau européen est plus facilement accepté que celui de l’ancien colonisateur. On voit bien que le Mali rêve de remplacer l’armée française par les Russes qui, sans doute, ne seront pas désireux de s’engager véritablement au Sahel.

Il est important que Barkhane évolue et apparaisse en seconde position, en appui, en mettant en avant les armées locales. Il faut de l’hybridation entre les militaires français et les armées locales, sinon Barkhane sera rejetée.

Les Maliens ne comprennent pas que leur propre armée ne soit toujours pas opérationnelle après huit ans de présence française. De ce fait, la perception malienne, c’est que la France serait là pour faire une démonstration de force, pour son rang de puissance mondiale et non pour la défense du Mali. Il y a un certain fondement dans la perception malienne, car une approche française essentiellement sécuritaire et technique a fortement manqué de compréhension anthropologique du contexte local. Un changement était nécessaire et il faut souhaiter que le réaménagement annoncé de Barkhane tire la leçon des faux pas politiques et sociologiques pour mieux prendre en compte le ressenti local, le contexte sociétal et politique local d’écorché vif à l’égard de l’ancien colonisateur, et pas seulement les résultats militaires.

RFI

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