Samedi 11 avril, cela fera un an jour pour jour que l’ancien président soudanais Omar el-Béchir était renversé, après cinq mois de manifestations populaires. Ce jour-là, démarrait un long processus toujours en cours : d’abord un accord de partage du pouvoir entre civils et militaires et, désormais, les épreuves d’une transition très complexe.
Dans l’immense et placide labyrinthe de Khartoum accablé de soleil, on ne voit plus de portraits d’Omar el-Béchir en majesté, tout sourire, sa célèbre canne brandie comme un sceptre. L’ancien président est enfermé dans l’un des cubes de béton de la prison de Kober, sur les rives du Nil, accablé de chefs d’accusation. Les potentats d’hier sont en prison ou en fuite. Les belles fresques multicolores sur les murs des quartiers de l’université ou du marché central célèbrent la victoire sur la dictature, le combat pacifique, le nouveau Soudan, la fin d’un triste monde. Sous les palmiers et les acacias, on boit le thé rouge des vendeuses de rue avec seulement quelques billets en poche, mais désormais avec un peu d’espoir pour l’avenir.
Le Soudan a changé, avec des nuances. Dorénavant, les libertés politiques sont à peu près garanties, sauf les quelques fois où les Forces de soutien rapide du numéro 2 de l’exécutif, le jeune et redouté général Mohamed Hamdan Daglo dit « Hemeti », interviennent, furtivement, hors de tout cadre légal. À Juba, au Soudan du Sud, la paix avec les groupes armés du Darfour, du Kordofan et du Nil Bleu est en train d’être négociée par les militaires, sans garantie de succès. Et dans les quartiers populaires du centre-ville, de Khartoum Nord ou d’Omdurman, les « Comités de résistance populaire » qui ont animé la révolution de 2019, animent désormais la vie d’après : la lutte contre la contrebande et la spéculation, le combat pour la mémoire des martyrs du soulèvement qui a fait tomber la dictature à mains nues, mais aussi la vigilance face à des militaires toujours honnis, qu’on a juré d’envoyer devant des juges.
Un pays en banqueroute
Malgré l’embellie politique, les causes de la révolution sont toujours là : une inflation étourdissante et des pénuries partout, de pain, de carburant, de devises étrangères. Le ministre porte-parole du gouvernement, Faisal Saleh, rappelle que les autorités de transition ont hérité d’un « pays en banqueroute ». Une banqueroute aggravée par la réticence des Etats-Unis à retirer le Soudan de la liste des pays soutenant le terrorisme, l’empêchant ainsi d’accéder à l’aide financière internationale. Malgré ses efforts, malgré ses assurances et malgré l’urgence.
« Ils nous disent que toutes les conditions n’ont pas été réunies, explique encore le ministre de l’Information Faisal Saleh. L’une d’elles c’est la compensation financière des victimes d’actes terroristes au Yémen, au Kenya et en Tanzanie, dont le Soudan d’Omar el-Béchir était complice. Nous avons l’habitude de leur dire que, nous, le nouveau gouvernement soudanais, nous ne sommes pas responsables : et même, nous avons renversé l’ancien régime, parce que l’une de ses première victime était le peuple soudanais. »
Mais rien n’y fait : les Etats-Unis sont en campagne électorale et le président américain Donald Trump a besoin d’une victoire, qui plus est sur un pays musulman, de l’avis de plusieurs observateurs de la vie politique soudanaise. Alors, dans les tribunaux américains, le Soudan négocie puis paye, plusieurs dizaines de millions de dollars pour les victimes de l’attaque contre le USS Cole. Les attentats contre les ambassades de Nairobi et Dar-es-Salam sont désormais les prochains items sur la liste des avocats-négociateurs.
Chantiers prioritaires
En attendant la normalisation internationale, les autorités de transition s’occupent de leurs chantiers prioritaires : d’abord remettre sur pied une économie effondrée dans tous ses aspects, une tâche encore plus compliquée par l’irruption sur la scène mondiale de la pandémie de Covid-19, qui n’épargne pas le Soudan. Depuis des années, révolution ou non, tout est de plus en plus cher : le pain, l’essence, les fruits, les légumes, la viande. Avec une inflation de 70 % et une livre soudanaise en chute libre, les maigres salaires n’augmentent pas, contraignant nombre de Soudanais à être soutenus par des membres de leur famille vivant à l’étranger. Et condamnant les autres à la pauvreté, comme 60 % de la population, selon la Banque africaine de développement. Faire la queue de longues heures aux portes des boulangeries ou sous les auvents des stations-service est devenu une routine pour les Soudanais.
Et puis il faut stabiliser politiquement le pays, encore marqué par trente ans d’État policier. Pour ce faire, il faut régler l’encombrante question posée par la détention d’Omar el-Béchir, ainsi que le sort qui doit être réservé à ses anciens lieutenants inculpés comme lui pour la guerre sans merci qu’ils ont livré dans les provinces de l’ouest, au Darfour, dans les années 2000. D’abord, l’administration, l’armée, les services de renseignement, ont commencé à faire l’objet de limogeages par dizaines, selon les ordres d’une commission spécialement mise en place en décembre dernier pour accomplir cette tâche obscure. Et puis il faut répondre aux appels répétés de la Cour pénale internationale, qui a lancé des mandats d’arrêt contre l’ancien chef de l’État et ses affidés.
Sur cette question, le gouvernement a pris une position de principe. « Nous avons pris l’engagement selon lequel ceux qui ont été inculpés seraient jugés, en coopération avec la CPI, explique encore l’ancien journaliste Faisal Saleh, qui a connu les prisons d’Omar el-Béchir. Ceci n’est pas négociable. Ce qu’il faut maintenant déterminer, ce sont les détails : seront-ils transférés à La Haye ? Y a aura-t-il un procès de la CPI au Soudan ? Ou un autre scénario encore que nous étudions est l’établissement d’un tribunal hybride. Nous allons négocier ça avec la CPI, à travers les canaux de communication qui existent. »
Et enfin, il faudra, une fois la paix signée avec les mouvements armés du Darfour, du Kordofan et du Nil Bleu, leur faire une place dans la vie politique. Après plusieurs mois de laborieux pourparlers, ces nouveaux invités pourraient bien troubler le fragile équilibre des pouvoirs à Khartoum, un équilibre âprement élaboré durant l’été 2019 pour éviter une confrontation catastrophique entre la masse des révolutionnaires, organisés et décidés, et des militaires qui venaient de mener la révolution de palais ayant destitué l’ancien raïs soudanais, le 11 avril 2019, et décidés alors à rester seuls au pouvoir.
Des acteurs pléthoriques et antagonistes
Voilà d’ailleurs, un an après la chute de l’ancien régime, l’enjeu principal des années de transition qui viennent : maintenir cet équilibre précaire dans un pays toujours au bord de l’effondrement, jusqu’à d’hypothétiques élections au terme de la transition, dans trois ans et quelques mois.
Car le nouveau Soudan repose aujourd’hui sur des acteurs très divers et souvent antagonistes : d’abord des partis politiques désormais sortis de l’ombre et très différents, comme le Parti communiste, cheville ouvrière efficace dans l’organisation de la révolution mais partenaire exigeant en ce qui concerne, par exemple la redistribution des richesses, le caractère laïque de l’État ou le contrôle de l’armée ; mais aussi des nationalistes arabes, des libéraux, des formations islamistes… Il faut également prendre en compte des syndicats puissants, profondément enracinés dans l’histoire sociale du pays et enfin libres de mobiliser : nul n’oublie, à Khartoum, que la révolution est partie une fois de plus de la cité ouvrière d’Atbara et que, le 21 avril 2019, alors que la révolution à Khartoum commençait à faiblir, c’est un train rempli d’ouvriers du Nord qui est venu redonner un second souffle à l’occupation de l’avenue bordant le quartier général de l’armée. Et puis, il s’agit également de compter avec l’influence d’imams fondamentalistes qui ont, eux aussi, joué un rôle souterrain dans la révolution, lors des prêches du vendredi, dans les mosquées ayant rejoint la révolution.
Enfin, il faudra bien régler ce face-à-face jamais apaisé entre deux forces adverses, qui se regardent aujourd’hui en chiens de faïence : d’un côté, les puissants militaires de l’ancien régime, partageant aujourd’hui le pouvoir avec les civils, alors même que la transition est supposée épurer l’État, et de l’autre, une jeunesse révolutionnaire sûre d’elle-même, déterminée, irritable, comptant des personnalités devenues influentes mais refusant de nommer des chefs. Dans la plupart des villes du Soudan, les formes mouvantes et imprévisibles de leurs « Comités de résistance populaire » sont toujours très actives et très critiques parfois. Et ils n’entendent pas se laisser voler leur victoire, pas même par les civils qui ont accepté d’exercer des responsabilités en leur nom.
Voilà les étourdissantes équations à résoudre, au Soudan, avant de pouvoir parler de révolution accomplie.
RFI