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Lettre ouverte à Joe Biden concernant l’impôt international sur les sociétés

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Le monde a salué votre élection et votre engagement en faveur du rétablissement de l’action diplomatique auprès de la communauté internationale au cœur de la politique étrangère des États-Unis. En ralliant les gouvernements pour créer les conditions d’une reprise économique mondiale équitable et durable sur le plan de l’environnement, votre leadership peut encourager plusieurs changements transformateurs.

Depuis trop longtemps, les institutions internationales échouent à gérer l’un des aspects les plus toxiques de la mondialisation : la fraude et l’évasion fiscales à laquelle se livrent les sociétés multinationales. Une juste imposition des multinationales est aujourd’hui nécessaire pour créer le type de sociétés auquel nous aspirons, et doit s’inscrire au centre de tout système fiscal progressiste visant à promouvoir la croissance économique et l’élévation du niveau de vie pour tous. La fin de l’évasion fiscale d’entreprise constitue également l’un des meilleurs moyens de lutter contre les inégalités endémiques de richesse et de revenus.

En expédiant leurs profits vers des paradis fiscaux, les grandes entreprises privent les États du monde entier d’au moins 240 milliards $ de recettes fiscales chaque année. Cette privation n’impacte pas seulement les États-Unis, où environ 50 % des bénéfices des multinationales américaines à l’étranger  sont transférés chaque année vers des paradis fiscaux, mais également les pays du Sud, où les sources de revenu sont plus limitées, et qui dépendent par conséquent davantage de l’impôt sur les sociétés pour le financement des services publics.

En tant que membres de la Commission indépendante pour la réforme de l’impôt international sur les sociétés (l’ICRICT), nous vous appelons à honorer votre promesse  consistant à « mener des efforts au niveau international pour apporter de la transparence au système financier mondial, s’attaquer aux paradis fiscaux illicites, recouvrer les actifs soustraits, et rendre plus difficile pour les dirigeants qui spolient leur population la possibilité de se cacher derrière des sociétés écrans anonymes ». Pour ce faire, votre administration doit s’impliquer activement dans les efforts actuels de refonte du système fiscal international, afin d’aboutir à une juste imposition des multinationales, démarche actuellement à l’étude dans le cadre du processus de négociation mené par l’OCDE et mandaté par le G20.

Malheureusement, ces négociations peinent à aboutir. Les gouvernements des principaux États membres (dont la précédente administration américaine) négocient en effet sur la base de l’hypothèse malavisée selon laquelle leur intérêt national passerait par la protection du siège de ces multinationales au sein de leurs frontières. C’est ainsi que les discussions sur la réforme de l’impôt international sacrifient une ambition commune au profit du plus petit dénominateur commun.

Pendant ce temps, les multinationales continuent d’échapper à une imposition qui pourrait contribuer aux dépenses publiques de soutien à la reprise post-pandémique. Le monde ne peut plus se le permettre.

Le processus de négociation a néanmoins abouti à un accord selon lequel les multinationales devraient être considérées comme des entreprises unitaires, ce qui signifie que leurs bénéfices mondiaux devraient être imposés en phase avec leurs activités réelles dans chaque État. C’est un concept courant aux États-Unis, où les bénéfices des sociétés sont affectés aux différents États sur une base déterminée, en fonction des facteurs clés qui génèrent les profits : emploi, chiffre d’affaires et actifs. Or, la proposition actuelle n’applique ce critère d’affectation qu’à une infime fraction des bénéfices mondiaux d’une société – notamment dans le cas des multinationales digitalisées, principalement basées aux États-Unis.

Le e-commerce a enregistré une croissance de presque un tiers pendant la pandémie, et il est indispensable que non seulement les multinationales digitales, mais également toutes les activités commerciales digitales des multinationales, s’acquittent de leur juste part d’impôts. Une ambitieuse réforme globale doit par conséquent être adoptée pour reproduire le système américain au niveau international, sans distinction entre les entreprises digitales et non digitales. Cette avancée contribuerait par ailleurs à établir des règles du jeu équitables, à réduire les distorsions, à limiter les possibilités d’évasion fiscale, ainsi qu’à conférer de la certitude aux multinationales et investisseurs.

Il est nécessaire que ce système repose sur un impôt global minimum pour les multinationales, afin de mettre un terme à une compétition fiscale nuisible entre les États, et de limiter ce qui incite les multinationales à transférer leurs bénéfices vers des paradis fiscaux. Or, le taux minimum de 12,5 % évoqué par l’OCDE et d’autres pourrait devenir le plafond mondial, auquel cas l’initiative judicieuse visant à contraindre les multinationales de s’acquitter de leur juste part d’impôts finirait par produire un résultat inverse.

Lors de votre campagne, vous avez promis d’augmenter aux États-Unis l’imposition minimum sur les bénéfices des sociétés américaines à l’étranger (revenus intangibles dits « GILTI ») jusqu’à un taux de 21 %. Cette mesure aurait non seulement le mérite d’accroître les recettes fiscales de votre pays, mais elle encouragerait également politiquement les dirigeants d’autres États à en faire de même.

Un ambitieux impôt mondial minimum pourrait changer la donne dans la lutte contre l’évasion fiscale. Si les pays du G20 convenaient d’appliquer aux sociétés un impôt minimum de 25 % (comme le préconise  l’ICRICT) sur les bénéfices mondiaux de leurs activités multinationales, plus de 90 % des profits à travers le monde seraient automatiquement imposés à 25 % au moins. Bien entendu, il est également essentiel que cet impôt soit conçu pour répartir les droits fiscaux de manière équitable entre le pays d’origine et les pays d’accueil des sociétés.

La secrétaire du Trésor, Janet Yellen, a déclaré dans son audience de confirmation  que votre administration entendait « travailler activement avec les autres pays » pour « s’efforcer de stopper une course internationale destructrice vers le bas en matière d’imposition des sociétés ». Aucun élément ne prouve que la récente tendance de baisse des taux d’imposition des sociétés ait stimulé les investissements productifs et la croissance. La baisse d’impôts opérée aux États-Unis en 2017 a pour l’essentiel fini par financer les paiements de dividendes et les rachats d’actions.

L’impôt sur les sociétés est en effet une taxe sur les bénéfices purs, et c’est pourquoi la réduction de son taux produit très peu d’effets sur l’activité économique. Autrement dit, les impôts prélevés sur les sociétés équivalent dans le fond à une taxe anticipée sur les dividendes, et par conséquent à une imposition sur les revenus des plus fortunés, dans la mesure où les participations en capital (de manière directe, ou indirecte via par exemple les fonds de pension) sont encore plus inégalement réparties que les revenus.

Nous vous appelons à œuvrer pour que les États-Unis agissent à nouveau par la puissance de leur exemple, et coopèrent avec les autres pays désireux de mener une réforme complète qui soit équitable pour les États-Unis et le reste du monde. Tant que cette réforme équitable n’aura pas été adoptée, les sanctions commerciales contre certains pays qui ont d’ores et déjà décidé de taxer les sociétés digitales – et qui pour beaucoup sont des pays en voie de développement en quête désespérée de recettes supplémentaires – demeureront contreproductives.

Renouer avec le système multilatéral tout en tolérant un compromis international défaillant sur la question de l’imposition des multinationales ne pourra qu’éroder encore davantage, et non rétablir, la confiance dans le système. Nous sommes pleinement en capacité de bâtir un monde post-pandémique plus durable, plus coopératif et plus juste, dans lequel les multinationales s’acquitteraient de leur juste contribution fiscale. L’ICRICT serait honorée de soutenir votre administration sur la voie de cet objectif essentiel.

Cette lettre ouverte est cosignée par Edmund Valpy Fitzgerald, Kim Jacinto-Henares, Eva Joly, Ricardo Martner, Suzanne Matale, Léonce Ndikumana, Irene Ovonji-Odida, Thomas Piketty, Magdalena Sepúlveda Carmona, Wayne Swan et Gabriel Zucman.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
José Antonio Ocampo, ancien ministre des Finances de la Colombie, et ancien sous-secrétaire général des Nations Unies pour les affaires économiques et sociales, est professeur à l’Université de Columbia, et président de la Commission indépendante pour la réforme de l’impôt international sur les sociétés. Joseph E. Stiglitz, lauréat du prix Nobel d’économie, est professeur à l’Université de Columbia, et membre de la Commission indépendante pour la réforme de l’impôt international sur les sociétés. Jayati Ghosh, secrétaire exécutive du réseau IDEAs (International Development Economics Associates), est professeur d’économie à l’Université du Massachusetts d’Amherst, et membre de la Commission indépendante pour la réforme de l’impôt international sur les sociétés.

Source : LEJECOM

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