LA RECONCILIATION ET LES DROITS DES VICTIMES AU MALI Un projet de « loi d’entente nationale » (ci-après, « la Loi ») a été adopté en Conseil des ministres le 31 mai 2018. Selon nos informations, le texte a été transmis à l’Assemblée Nationale par le gouvernement et sera discuté le 13 décembre en vue de son adoption. De notre avis, il est impératif que ce texte ne soit pas adopté, parce qu’il représente une grave menace à l’État de droit et aux droits des victimes, et risque de mettre à mal les efforts déployés afin d’atteindre une authentique réconciliation au Mali.
Pour atteindre son objectif affiché, qui est de favoriser la restauration de la paix et la réconciliation nationale, la Loi prévoit que les auteurs de certains crimes liés à la crise de 2012 puissent faire l’objet d’une amnistie ou d’une grâce. Sont également prévues des mesures d’apaisement social, d’indemnisation pour les victimes de ces crimes, ainsi que des mesures de réinsertion destinées aux ex-combattants, aux réfugiés et aux déplacés internes.
Cependant, en raison de ses nombreuses et importantes faiblesses, la mise en œuvre de cette Loi risque de conduire dans les faits à l’amnistie de nombreux auteurs de crimes considérés parmi les plus graves, y compris des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre, et ne pas assurer pleinement le respect des droits des victimes, en contravention directe des obligations internationales du Mali découlant du droit international des droits de l’Homme.
Un champ d’application vague et large
La Loi prévoit que les crimes ou délits liés à la crise et « qui ont gravement porté atteinte à l’unité nationale, à l’intégrité territoriale et la cohésion sociale » peuvent être amnistiés. Cette formulation, vague et imprécise, laisse la place à plusieurs interprétations divergentes.
Bien que, conformément au droit international applicable en la matière, la Loi exclut formellement de son champ d’application « les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité, les viols, et tout autre crime réputé imprescriptible » (art. 4), il est regrettable que cette disposition n’évoque pas nommément certains de ces « autres crimes réputés imprescriptibles », dont le génocide, la torture, et la disparition forcée. En effet, bien que les individus s’étant livrés à ces « autres crimes » soient en principe inéligibles aux bénéfices de la Loi, on craint qu’au moment d’examiner les demandes d’amnistie, les décideurs n’en tiennent pas compte, précisément parce qu’ils ne sont pas explicitement identifiés dans la Loi.
Un large éventail d’acteurs pouvant recevoir des demandes d’amnistie
Selon la Loi, une personne désirant l’extinction des procédures pénales engagées à son encontre doit se présenter aux autorités compétentes, faire une déclaration portant sur les faits pertinents, et déposer ses armes. Les autorités en question doivent ensuite avise le procureur général ayant juridiction sur leur territoire, lequel dispose de huit (8) jours pour prononcer, ou pas, l’extinction des procédures pénales.
La plupart des pouvoirs publics investis de la responsabilité de recevoir les demandes d’amnistie (i.e. ambassadeurs, préfets, maires, commissaires de police) ne sont aucunement indépendants de l’exécutif, et pourraient ainsi être tentés d’agir sur la base de considérations politiques. Des conflits d’intérêts sont envisageables, ce qui est d’autant plus problématique compte tenu que certaines de ces autorités pourraient elles-mêmes avoir été impliquées dans la commission de certains crimes graves visés par la Loi.
De plus, on peut craindre que les autorités chargées d’appliquer la Loi et de recevoir les demandes d’amnistie qui leur seront présentées ne seront pas adéquatement formées en droit, et pourraient donc permettre erronément l’abandon des enquêtes et procédures pénales contre les responsables de ces atrocités.
Des procédures inadéquates
La Loi n’établit pas une base minimale d’informations requises pour qu’un demandeur puisse bénéficier d’une amnistie, n’oblige pas la personne à contribuer à la réparation des victimes, et ne prévoit pas la mise en place d’un mécanisme de vérification des déclarations qui pourraient être incomplètes, voire complètement fausses. Il est évident que les huit (8) jours dont dispose le procureur général pour trancher sur la question ne leur permettront pas de prendre de déterminer la nature des faits reprochés et procéder à leur qualification juridique, a fortiori lorsque les crimes dont il sera question seront des crimes graves, et donc par définition complexes.
Par ailleurs, tout porte à croire que le processus d’examen des demandes d’amnistie envisagé par la Loi ne sera pas transparent, ni public. Aucune garantie ne figure dans le texte quant à l’accès aux déclarations par les victimes et la population en général, ni quant à leur archivage dans le respect des règles entourant la protection de la vie privée.
De même, les dispositions de la loi visant les agents de l’État ayant fait l’objet de mesures disciplinaires en relation aux crimes liés à la crise ne prévoient aucune condition pour réintégrer la fonction publique. Or, les standards internationaux exigent une procédure de contrôle (« vetting process ») pour assainir l’Administration et ainsi assurer le bon fonctionnement des institutions et la non-répétition d’une crise.
Des dispositions sur l’indemnisation incomplètes et confuses
La Loi établit que les victimes des crimes pouvant faire l’objet d’amnistie qui ont subi des dommages corporels, matériels, ou financiers peuvent demander une indemnisation. Cela semble limiter les réparations prévues à la seule compensation financière, à l’exclusion d’autres formes de réparations non monétaires ou collectives, outre les mesures d’apaisement (la Journée du pardon national, la Semaine de la réconciliation nationale, la rédaction d’une histoire inclusive) prévues, qui sont problématiques pour les raisons exposées ci-dessous. Pareille proposition est problématique à plusieurs égards. D’une part, elle semble omettre les victimes ayant subi des dommages psychologiques. D’autre part, en n’envisageant que des compensations financières, la Loi évacue plusieurs types de mesures des victimes jugés essentielles pour assurer la réparation intégrale de ces
victimes. Qui plus est, on peut imaginer que cette approche très limitative sera incompatible avec les recommandations de la Commission de vérité, justice et réconciliation (CVJR) qui seront formulées au terme de ses travaux.
Par ailleurs, on note que la Loi est muette quant au sort qui sera réservé aux victimes des crimes considérés trop graves pour que leurs auteurs puissent bénéficier de mesures d’amnistie. Il est légitime de se demander si celles-ci auront également droit à une indemnisation et/ou à d’autres formes de réparation.
L’importance de respecter les droits des victimes n’est pas reconnue
Hormis l’indemnisation, la Loi prévoit l’institution d’un jour du pardon national et la rédaction de l’Histoire inclusive du Mali. Il serait plus approprié que de telles mesures découlent des travaux de la CVJR, qui est en contact avec les victimes et est appuyée par de nombreux experts en justice transitionnelle depuis son entrée en fonction. Les recommandations qu’elle fera lors du dépôt de son rapport final seront certainement plus susceptibles d’être en adéquation avec les besoins et attentes des victimes et de véritablement contribuer à la réconciliation.
Enfin, il est révélateur que la Loi ait été élaborée sans que les victimes soient consultées en amont, ce qui va à l’encontre de la pratique établie aujourd’hui en justice transitionnelle. Il est en effet largement reconnu que la pleine implication des victimes dans la création de normes et mécanismes censés apporter des réponses à leurs souffrances est incontournable pour en assoir la légitimité. Il est à craindre que loin d’assurer que les faits en relation avec les crimes commis soient éclaircis, la Loi ne vienne dans les faits fermer définitivement la porte à toute revendication de justice, aux dépens des droits des victimes à la vérité et à la justice.
Le projet de loi d’entente nationale : Une menace pour la paix
Avocats Sans Frontières
Source: Le Républicain