Lors d’une causerie avec un de nos grands commis de la superstructure politico-administrative, je m’indignais du comportement d’une équipe de travail dont on attendait une production intellectuelle. « Je ne comprends pas, pourquoi l’intellectuel africain refuse de réfléchir », avais-je dit à ce grand cadre. Comme toute réplique, il ne s’agit pas d’un refus de la réflexion, m’a-t-il dit. Selon lui, la triste et cruelle réalité est que l’intellectuel africain ne sait plus réfléchir.
Qu’il s’agisse de l’un ou l’autre point de vue, si être intellectuel, c’est utiliser judicieusement son savoir, son savoir-faire et son savoir-être avec détachement et responsabilité, au profit de la collectivité, quoique cela coûte, force est de constater que très réduit est ce cercle en Afrique et particulièrement au Mali. Ce courage intellectuel et moral reste, fort heureusement, le partage de quelques intellectuels qui laissent espérer que tout n’est pas perdu.
Il est à regretter, de ce qui précède, qu’en Afrique, les moyens intellectuels ne sont pas à la hauteur de la culture intellectuelle dès lors que « la gonflette mentale » de l’instruction et des diplômes n’est pas traduite en « gonflette musculaire » de production intellectuelle robustes utiles, en d’autres termes, en réflexions et en actions utiles fondées sur la réflexion. Toute chose qui réduit au qualificatif de simples instruits ceux qui, sous d’autres cieux, sont considérés comme étant des intellectuels.
Il s’agit là d’une irresponsabilité multidimensionnelle, synonyme de perte de temps et donc de ressources, car, après tant d’investissement dans la formation, le résultat escompté n’est point.
Une des preuves de ce déni de réflexion et de décision publique bien informée dans notre pays, reste cette déconvenue dans notre Loi Fondamentale. En effet, l’article 36 de la Constitution malienne du 12 janvier 1992 stipule : « En cas de vacance de la Présidence de la République pour quelque cause que ce soit ou d’empêchement absolu ou définitif constaté par la Cour Constitutionnelle……. Il est procédé à l’élection d’un nouveau Président pour une nouvelle période de cinq ans. L’élection du nouveau Président a lieu vingt et un jours au moins et quarante jours au plus après constatation officielle de la vacance ou du caractère définitif de l’empêchement ».
Comment nos juristes et experts constitutionnalistes ont pu entrainer le peuple dans cet irréalisme de délai en lui faisant voter une disposition qu’ils savent inconséquente et irréaliste. C’est un déni de réflexion et un mimétisme condamnable venant de personnes que la nation a formées afin qu’elles jouent pleinement leur partition du devoir national. Plus de cinquante ans après notre accession à l’indépendance, beaucoup trop de textes juridiques maliens portent ces stigmas honteux de copies des textes législatifs et réglementaires de « l’ancien maitre ». Lui au moins peut se contraindre dans un tel délai parce qu’en possession de moyens et de volonté. Pensez-vous qu’il soit possible à un seul pays de la sous-région ouest africaine d’organiser une élection présidentielle en 40 jours en cas de vacance de la Présidence ?
Il en est de même du concept de démocratie. Bien qu’appartenant au patrimoine immatériel universel, il avait besoin d’une adaptation contextuelle. Malheureusement, le prêt-à-porter taillé de l’autre côté de l’océan ne correspond pas à son porteur. C’est aussi là, une des sources, sinon la plus grande source de notre instabilité politico-institutionnelle.
Par ailleurs, comment comprendre que les héritiers de l’une des plus vieilles et plus belles constructions juridiques du monde, élaborée dans une hauteur intellectuelle avérée et qui a traversé les siècles et les continents, aient pu autant se déconstruire intellectuellement en laissant de côté ce précieux legs qu’est la Charte de Kouroukanfouga. « Si vous ne pouvez grimper sur l’arbre sur lequel votre père a réussi à grimper, vous pouvez vous résoudre au moins à vous asseoir à son ombre ».Cette belle œuvre que certains n’ont pu imiter que plus de 700 ans plus tard, n’a pas reçu de notre part la considération due à sa prégnance. De quoi laisser un vide par l’absence de chantiers que nous aurions dû ouvrir et réaliser. Sinon, comment comprendre, qu’après ce pas décisif posé par l’Empereur Soundjata Keita, nous ne disposions pas à ce jour de Récit National accepté et valorisé par tous ? Au lieu de cela, chacun y va de son propre récit ou emprunte celui conté par le colonisateur.
C’est la preuve que nous ne comprenons pas ou refusons à présent le message de Wole Soyinka, premier africain Prix Nobel de Littérature, qui disait ceci : « si vous n’êtes pas d’accord avec le récit de votre histoire écrit par les autres, écrivez votre propre récit ».
L’explication est dans notre paresse intellectuelle, diront certains. Et pourtant nous savons vaincre cette paresse pour nous offrir les plus précieux parchemins de ce monde et même à être en tête de performance universitaire. Tout cela pour quel but alors ? La motivation essentielle, me semble-t-il, est la glorification de notre égo. La patrie est dès lors ramenée à sa portion congrue et son échelle géographique est réduite à l’homme, qui devient sa propre finalité. Or, la vie d’un homme est infiniment insignifiante face au destin d’un peuple.
Nous sommes d’accord pour décrier le mépris de l’autre envers nous et sa forme aigue qu’est le racisme. Cependant, je me laisse, depuis un certain temps, gagner par l’idée que notre déficit de vertus est aussi à l’origine de l’attitude de beaucoup de ceux qui nous regardent d’en bas.
Comment assister à certaines dépravations de gouvernance comme ces détournements à ciel ouvert, le dernier rapport du Vérificateur Général du Mali faisant état d’un manque à gagner qui dépasse la moitié du budget national, soit plus de 1000 milliards de nos francs et sans que cela indigne outre mesure ? Selon certaines informations, plus de 80% de ces détournements sont acheminés à l’extérieur, créant ainsi une grave saignée de l’économie nationale et locale. La délinquance financière a atteint toutes les limites de l’humainement infranchissable et l’impunité est à son paroxysme. A un jeune qui me demandait s’il y a de l’espoir, je répondais qu’à mon avis, le passage de témoin par cette génération de dirigeants et d’intellectuels a été raté ;à chacun donc d’en tirer les conséquences. Certains vivent dans ce pays comme si demain le Mali ne sera plus, et au premier rang desquels on retrouve ceux en qui le pays a énormément investi pour sa construction. Sentant cette dépravation évoluer vers son niveau actuel, j’avais alerté mes compatriotes en 2012 à travers un article intitulé« Il faut réparer l’homme malien ». Il y a malheureusement un triomphe des forces obscures dont il sera très difficile de se défaire, faute de recul nécessaire et de réflexion.
Dans un autre article faisant le parallèle entre le mur de Berlin et celui de la balkanisation de l’Afrique, j’écrivais sous forme de cris de cœur :“Cette classe d’intellectuels qui ne brille en général que dans ces contrefaits, parce qu’elle a refusé de réfléchir, préférant se réfugier dans un mimétisme aveugle et pitoyable, reste de notre point de vue, la plus grande catastrophe de notre Continent.”
Si nous ne sommes pas capables d’avoir honte de nous pour ce que nous avons fait de notre image, ne nous en prenons pas trop facilement aux autres qui ont honte de nous et qui tiennent à leur image. N’allons pas appeler tout cela « racisme » et profiter pour en faire une industrie alimentée par de multiples fora qui consomment davantage nos maigres ressources.
On est souvent à se demander si ceux qui ont dirigé ce pays jusqu’ici, en avaient, ou en ont une connaissance suffisante, tant ils ont été surpris par le cours des événements et ont lamentablement déçu le peuple. Et pourtant, ces dirigeants font partie de la crème de notre intelligentsia.
Non, les peuples n’ont pas toujours les chefs qu’ils méritent. Ici, je souscris pleinement aux déclarations de l’ancien Président américain, Barack Obama, lorsqu’il était encore Sénateur. Au terme d’une visite en Afrique, il se confiait aux journalistes en ces termes « l’Afrique ne fait pas honneur à son potentiel et beaucoup trop de ses dirigeants ne sont pas à la hauteur du génie de leurs peuples. ».
Ce rendez-vous « du donner et du recevoir » est ainsi en sens unique pour nous, car nous manquons l’occasion d’apporter notre part dans le patrimoine immatériel de l’universel.
Il me semble, et je ne sais pourquoi, que l’objectif premier d’une bonne partie des intellectuels maliens consiste à cultiver leurs jardins individuels, sans trop se soucier du jardin collectif, la chose publique. Pour eux, apprendre, c’est pour comprendre et agir pour soi. Peu de souci de rentabiliser collectivement l’investissement public consenti pour sa formation. Notre chère nation donne l’image du criquet qui se déchire lui-même l’abdomen.
Le grand problème du Mali est celui de la gouvernance qui n’est ni plus ni moins qu’une défaillance de l’élite intellectuelle. On s’installe dans des « solutionnettes » et on affectionne le superflu au détriment de l’utile, de quoi donner des arguments aux porteurs de velléités malsaines et surtout sécessionnistes.
Si en 2012 j’alertais sur le fait qu’il fallait réparer l’homme malien, je suis aujourd’hui enclin à suivre les propos d’un ami pour qui, il n’est plus possible de le réparer, qu’il faut plutôt le refaire.
Certains esprits critiques feront vite la remarque que mes propos souffrent d’une absence de propositions concrètes. Pour moi, le premier pas décisif consiste à prendre d’abord conscience de cette démission de l’élite intellectuelle.
Au demeurant, moult tentatives ont été entreprises par ma modeste personne, dont l’une remonte à 2010 lorsque j’invitais à l’écriture d’un livre collectif à l’échelle du continent sous le titre :« Réaliser l’antidestin de l’Afrique » avec des propositions de thèmes. La tentative fut malheureusement décevante, bien qu’à l’ère de l’internet, la connexion entre auteurs aurait dû être très facile.
Un bon prêche dans le désert, diront ceux que ce message dérange. D’autres s’intéresseront plus à la sémantique qu’aux idées. Ceci n’étonne guère dès lors que certains de nos dirigeants, et pas des moindres, s’estiment être les meilleurs de ceux qui savent parler la langue de Molière sous les tropiques et le crient haut et fort. Ils affectionnent si curieusement la conjugaison du participe passé et du subjonctif à laquelle ils affectent l’essentiel de leur temps. Fort heureusement, il existe une classe d’intellectuels avant-gardistes qui ne s’est jamais fourvoyée et auprès de laquelle ce message aura un écho favorable. Elle mérite d’être le porte-étendard de ceux qui rêvent d’un autre Mali, différent du Mali post-colonial que nous avons connu jusqu’ici.
Que Dieu bénisse le Mali.
Marc Otozié Goïta
Consultant, Auteur-écrivain Bamako Mali
Le Républicain