Certaines femmes ressentent du plaisir pendant l’accouchement. Et c’est tout l’imaginaire autour de cet événement qui est bouleversé.
Voilà une femme dans une baignoire qui louche de plaisir, qui dit “ouiii” dans un grand sourire, et après ? Elle rit aux éclats.
Pour jouer, on pourrait faire une petite expérience : montrer cette scène, sans expliquer d’où elle vient et demander ce qu’il s’y passe. “C’est une femme qui se fait masturber”, “c’est une femme qui a un orgasme”, répondraient sans doute les cobayes.
En fait, c’est une femme qui accouche et qui prend du plaisir dans ce travail. La séquence vient de la fin du documentaire “Orgasmic Birth : The Best Kept Secret” (“Accouchement orgasmique : le secret le mieux gardé”).
Après cette séquence, la femme est interviewée, souriante, son bébé dans les bras :
“Je me sentais si douce. Je ronronnais après chaque vague. Je me laissais complètement aller dans le moment sans avoir peur d’avoir mal. Et c’est pour ça que mon corps a traduit la peine en plaisir. J’ai fini par avoir deux incroyables orgasmes qui m’ont envahie. J’étais un peu surprise [Rires]. Et maintenant, je rougis.”
Le fait que les femmes puissent avoir des orgasmes pendant l’accouchement n’est pas un fantasme : c’est documenté.
Dans une étude publiée en mai 2013, “Naissance et jouissance : mise en évidence de l’existence d’un orgasme obstétrical”, Thierry Postel, psychologue clinicien et sexologue, donnait même des chiffres. Sur un échantillon de près de 206.000 accouchements, “une jouissance obstétricale a été déclarée par la mère dans plus de 0,3% des accouchements. En effet, 668 mamans ont osé confier à leur sage-femme qu’elles avaient ressenti un plaisir physique durant l’accouchement.”
“On sent bien que c’est de la même famille”
A quoi ressemble donc ce plaisir ? Début de réponse avec Anne Ruellé-Boulord. Cette journaliste en Belgique, mère de trois enfants, n’a pas compris ce qui lui arrivait il y a treize ans, lors de son dernier accouchement (sans péridurale).
L’accouchement se passait bien. Elle sentait qu’elle accueillait sereinement les contractions. Anne avait mal, mais ne se sentait pas débordée. Puis est venu le moment de l’expulsion, des “dernières poussées pour la tête”. Et là…
“Ce n’est pas exactement le même type d’orgasme que l’on a pendant une relation sexuelle. Ce ne sont pas du tout les mêmes sensations, mais ça s’en rapproche.
C’est moins fort mais on sent bien que c’est de la même famille. Et c’est super déstabilisant.”
Piliers du clitoris
Pour expliquer ce plaisir surprenant, Thierry Postel expose plusieurs hypothèses.
“La distension et la compression des voies génitales durant l’accouchement recrutent des zones érogènes méconnues de la mère.”
Mais encore :
“En fin de travail, l’étirement des muscles ischio-pubiens et bulbo-caverneux par la tête de l’enfant comprime les bulbes vestibulaires et les piliers du clitoris cependant qu’il écarte ces formations de part et d’autre du vagin […].”
En gros : en sortant, l’enfant appuie aux bons endroits.
Un moment détendu
Auteure de “Accouchement. Les femmes méritent mieux”, la juriste Marie-Hélène Lahaye me met en garde quand je l’appelle pour parler du sujet :
“Il ne faut pas en faire une injonction pour les femmes qui accouchent. Ce serait une violence qui s’ajouterait aux violences obstétricales déjà existantes. On peut juste dire que ça existe.”
Mais pour accepter que cela existe, il faut oublier tout ce qu’on a appris sur l’accouchement. Car toutes les femmes qui l’ont expérimenté racontent la même chose. Elles s’étaient installées dans une bulle, à l’écoute de leur corps. Et c’est certainement pour cela que le phénomène est si rare. Marie-Hélène Lahaye :
“Il faut être dans de bonnes conditions, dans la pénombre, dans le lâcher-prise. Avec des médecins qui rentrent et qui sortent de la salle, il est difficile de ressentir un orgasme.”
Pour l’instant, les femmes grandissent avec l’idée qu’elles vont forcément vivre un cauchemar pendant leur accouchement et que c’est leur châtiment (“Tu enfanteras dans la douleur”).
Cet imaginaire n’est ni rassurant, ni honnête. Comme le disait très bienle médecin féministe Martin Winckler sur son site en 2012, “toutes les femmes qui accouchent ne crient pas”.
Marie-Hélène Lahaye parle de la dimension culturelle et psychologique de la douleur chez les femmes.
“On enseigne aux femmes qu’elles vont avoir mal, lors de leurs règles, de leur premier rapport. Il y a un dolorisme très fort. A contrario chez les hommes c’est ‘même pas peur, même pas mal’. C’est aussi une construction de genre, cette question de la douleur.”
Accouchement naturel
Dans son étude, Thierry Postel constate que les femmes accouchant sans péridurale seraient plus nombreuses à ressentir des orgasmes.
Nous n’idéalisons pas l’accouchement naturel. Les femmes qui mettent au monde leur enfant sans péridurale relatent souvent une sensation d’écartèlement, de brûlure du vagin, mais elles évoquent aussi des sensations ambivalentes. De puissance et de plaisir.
Pour trouver des témoignages, j’ai donc rejoint un groupe d’accouchement à domicile sur Facebook.
Ici, des mères en devenir racontent leurs peurs, leurs joies, leur volonté de reprendre le pouvoir sur leur corps. C’est un lieu sûr pour elles qu’on prend généralement pour des foldingues en France. (Aux Pays-Bas, par exemple, 20 à 25% des naissances ont lieu au domicile.)
A peine l’appel à témoins lancé sur le groupe, des dizaines de femmes se sont adressées à moi. Et Sabrina m’a raconté l’arrivée de son bébé, il y a dix mois :
“J’ai ressenti quelque chose au niveau du clitoris. J’ai fait une pause en me disant : ‘Qu’est-ce qui se passe ?’ C’était pas un orgasme mais je sentais que ça tirait, que ça jouait dessus.”
Cette comptable de 38 ans avait avant cette naissance déjà mis au monde ses deux grandes filles en maternité (12 et 8 ans) et cette fois-ci elle voulait accoucher à la maison.
Avant le jour J, sa sage-femme lui avait expliqué que le stress augmente la douleur pendant le travail : plus on est détendue, moins on ressent la souffrance. Elle lui avait aussi recommandé de “faire le plein de bonne humeur”. Avec son mari, Sabrina occupait tout le rez-de-chaussée. Ses beaux-parents étaient à l’étage de la maison, avec les enfants.
Le couple a vécu un joli moment.
“On a beaucoup rigolé pendant cet accouchement. On a cherché à passer de bons moments. On a dansé sur des chansons qu’on aime.”
Un moment “romantique”
Puis les contractions se sont intensifiées.
“C’était un moment plutôt romantique”, dit Sabrina.
“Mon mari me faisait des massages. Il répartissait la douleur. Je m’entendais faire des bruits, des râles et je me disais : ‘Mes beaux-parents vont croire qu’on est en train de faire l’amour, c’est pas possible.
On s’est tâtés à faire un câlin mais avec mes beaux-parents dans la maison, je ne le sentais pas.”
D’autres n’hésitent pas. Nadia, une illustratrice de 32 ans, a accepté de me raconter comment elle s’était masturbée pendant son accouchement.
“Je me touchais pendant les contractions.”
Elle ne saurait plus dire comment l’idée lui est venue. Après de longues secondes de réflexion, elle parle d’un moment “animal”, avec “une sorte d’instinct qui prend le pas sur toute réflexion qu’on peut avoir”.
“Nous étions au lit avec mon mari. J’ai ressenti un sentiment de forte attirance et de proximité.
J’ai eu cette sensation d’une puissante vague de l’intérieur comme si ça venait d’une stimulation clitoridienne interne. Le fait de me masturber faisait que je n’avais pas cette sensation de douleur.”
Le tabou
Sur YouTube, on peut aussi voir Sarah Farge, une mère, raconter comment elle a accouché seule et la solution qu’elle a trouvée pour calmer la douleur et ne plus avoir peur.
“Je me suis dit : ‘Mais qu’est-ce que je pourrais faire pour me soulager ?’ Et j’étais toute seule…
Et j’ai pensé à quelque chose qui est relativement facile à ce niveau-là…
J’ai pensé, je connais un endroit dans mon corps qui, quand je le touche, me fait beaucoup de bien. J’ai commencé à me toucher le clitoris et à me masturber pendant que le bébé sortait.”
Elle conclut enfin :
“Le fait de me caresser le clitoris a vraiment été déclencheur pour moi de quelque chose de complètement différent de l’accouchement que j’avais eu avant.”
Sans le savoir, Sarah Farge a probablement eu une intuition juste. Dans son étude, Thierry Postel écrit :
“L’étude observe que la jouissance obstétricale apparaît au paroxysme de la douleur et semble éteindre cette dernière.”
Tout cela est loin d’aller de soi. Quand j’ai parlé de cet article que je préparais autour de moi, la plupart de mes potes ont fait de gros yeux. Puis :
“Non. Mais non. T’es pas sérieuse ?”
“Aaaaaaahhhh !!”
“C’est dégueu.”
C’est que se masturber pendant un accouchement explose un tabou : la sexualité des parents ne doit jamais être liée à celle des enfants.
“L’accouchement est un acte sexuel”
Marie-Hélène Lahaye parle du diptyque classique “Maman et putain”. On est soit l’une soit l’autre, mais pas les deux. La juriste ose pourtant, elle, clairement dire les mots qui gênent :
“Moi, je suis convaincue que l’accouchement est un acte sexuel.”
Nadia, qui s’est caressée pendant ses contractions, lie d’ailleurs son accouchement à une exploration de sa sexualité.
“Accoucher a donné une dimension autre à mon corps en termes de sensations. Ce bébé qui est sorti par mon sexe a ouvert une sensation avec l’intérieur de mon corps. Je crois que c’est une étape dans la sexualité d’une femme.”
Elle évoque alors l’ocytocine, cette hormone qui serait délivrée chez la femme pendant l’accouchement comme pendant une relation sexuelle. On retrouve cet argument aussi chez Thierry Postel :
“Il existe aussi d’importantes similitudes neuro-hormonales entre le réflexe d’éjection du fœtus et l’orgasme féminin mais aussi avec le réflexe d’éjection du lait, et même le réflexe d’éjaculation masculine. Dopamine, endorphines, ocytocine et catécholamines sont les ingrédients constants du ‘cocktail orgasmogènique’ qui inonde alors l’organisme.”
Le débat sur l’ocytocine
“L’hormone, les méthodes de son observation et ses effets font cependant l’objet de débats”, réagit Odile Fillod.
Cette chercheuse indépendante en sociologie des sciences et de la vulgarisation scientifique, spécialiste des questions de sexe/genre, est à l’origine du premier modèle de clitoris à imprimer en 3D.
Le sujet de l’ocytocine l’agace et elle parle d'”allégations pseudo-scientifiques”, “qu’il convient de regarder avec scepticisme”. Ce qu’elle développe plus largement sur son blog, ici.
Sans prendre part à ce débat, on peut aussi écouter ce qu’ont à dire les femmes qui ont ressenti du plaisir pendant leur accouchement. Et on peut aussi dire que si cela existe, il ne faut pas en avoir honte.
Autour d’un café, Diane, une journaliste, nous a par exemple raconté son dernier accouchement. Pas d’orgasme réel mais un plaisir intense, qu’elle relie “au fait d’être shootée aux hormones”, dans un “bon tripextatique”.
Mais elle a aussi ajouté :
“Aujourd’hui, je peux dire que j’ai pris mon pied en accouchant, mais à 26 ans, pas encore assez libérée, je n’osais pas le dire. J’avais aussi peur que cela soit ‘indécent’ face aux copines dont l’accouchement semblait terrifiant. C’est comme un bonheur qu’on n’étale pas devant ceux qui sont dans la douleur.”
Accouchement orgasmique “Je me caressais pendant contractions
Source: L’ Obs