Que ce soit en Syrie, en Libye, en Méditerranée orientale avec la Grèce et Chypre ou auprès de l’Azerbaïdjan dans le conflit au Haut-Karabakh, la Turquie fait entendre sa voix avec force. Regard sur l’activisme régional de la Turquie avec le spécialiste Jean Marcou, alors que le chef de la diplomatie turque a réitéré son soutien à l’Azerbaïdjan, mardi 6 octobre, lors de son déplacement à Bakou.
Jean Marcou est titulaire de la chaire Méditerranée et Moyen-Orient à Science Po Grenoble.
RFI : La Turquie est très active sur de nombreux dossiers régionaux, comme on le voit encore aujourd’hui avec ses prises de position dans le conflit du Haut-Karabakh. Comment interpréter cette politique étrangère très offensive?
Jean Marcou : Pour comprendre cette politique étrangère turque, il faut la resituer dans un ensemble de plus grande amplitude, qui est finalement le positionnement de la Turquie après la guerre froide. La guerre froide a été un tournant dans la politique étrangère turque, car après la période kémaliste, ce qui a prédominé, c’est l’indépendance nationale. La Turquie, qui n’a pas vraiment participé à la Seconde Guerre mondiale, est rentrée dans le bloc occidental et a été un allié important et stratégique de par son positionnement, car elle était le seul pays avec la Norvège à avoir une frontière commune avec l’Union soviétique. Après la guerre froide, il y a eu un problème de repositionnement de la Turquie par rapport à ses alliés occidentaux mais aussi avec celui qui avait été son grand voisin et son principal problème durant les deux derniers siècles de l’Empire ottoman, à savoir la Russie.
Dans les années 1990, il y a eu une politique nouvelle qui a consisté à s’ouvrir, à diversifier sa relation principalement tournée vers l’Occident, vers son environnement régional. Cela s’est accentué de manière plus spectaculaire il y a plus d’une dizaine d’années déjà avec la politique du « zéro problème avec nos voisins ». Cette politique est apparue spectaculaire, parce que cette Turquie qui paraissait tournée vers l’Occident, d’un seul coup est devenue un pays du Moyen-Orient et elle s’est mise à la fois à nouer des liens avec tous ses voisins, y compris avec ceux avec lesquels elle avait une relation extrêmement difficile comme la Syrie. Mais cette politique a failli. À partir de 2015, 2016, apparaît une nouvelle politique beaucoup moins idéaliste, fondée sur la défense des intérêts étroits de la Turquie, qui se révèle beaucoup plus offensive sur le plan régional.
Des représentants permanents de la Ligue arabe participent à une réunion d’urgence pour discuter des plans de la Turquie d’envoyer des troupes militaires en Libye, au siège de la Ligue au Caire, en Égypte, le 31 décembre 2019.
Des représentants permanents de la Ligue arabe participent à une réunion d’urgence pour discuter des plans de la Turquie d’envoyer des troupes militaires en Libye, au siège de la Ligue au Caire, en Égypte, le 31 décembre 2019. REUTERS/Mohamed Abd El Ghany
Comment s’est affirmé ce changement de politique étrangère d’Ankara ?
On commence à voir cette nouvelle politique à l’œuvre surtout en 2016, 2017 avec l’éloignement à nouveau de la Turquie du monde arabe, notamment durant la crise qatarienne. Elle s’est heurtée, au côté de l’Iran, à l’Arabie saoudite et à ses alliés. Dès 2013, 2014, il y a eu la brouille avec l’Égypte après l’expulsion de l’ambassadeur de Turquie au Caire et notamment la dénonciation par la Turquie du coup d’État d’Abdel Fattah al-Sissi (le 3 juillet 2013 contre le président égyptien Mohamed Morsi) et des relations extrêmement conflictuelles se sont nouées à cette époque.
On l’a vu aussi en Syrie où la Turquie a finalement été un peu expulsée du conflit syrien, justement en raison de son refus de soutenir les Kurdes dans ce conflit et d’avoir, à un moment, entretenu des relations ambiguës avec les mouvements jihadistes et en particulier avec Daech, parce que cela lui permettait de s’opposer aux Kurdes. On a vu aussi la Turquie revenir avec éclat dans ce conflit syrien en 2016 en déclenchant une première opération militaire dans laquelle elle va se positionner. Quatre opérations suivront. La Turquie va se rapprocher dans le conflit syrien de la Syrie et de l’Iran pour, d’une certaine manière, expulser les Occidentaux des tentatives de règlement de ce conflit.
Donc, je dirais que cette politique s’est nouée entre 2013-2014 et 2017 et, depuis, elle s’est manifestée de manière encore plus visible sur les terrains de la Méditerranée orientale et du Caucase.
L’«Oruç Reis», navire turc de prospection sismique, sur les eaux du Bosphore à Istanbul. Photo datée du 3 octobre 2018.
L’«Oruç Reis», navire turc de prospection sismique, sur les eaux du Bosphore à Istanbul. Photo datée du 3 octobre 2018. REUTERS/Yoruk Isik
Ce virage dans la politique étrangère turque a-t-il impliqué des changements d’alliances ?
Il y a eu des troubles dans les alliances existantes, des rapprochements et des conflits dans les alliances établies, mais en même temps fondamentalement la Turquie n’a pas réussi à changer d’alliance. Je crois que c’est un peu son problème et c’est ce qui rend sa politique difficile à lire. Parce qu’effectivement, elle est toujours membre de l’Otan, même si elle a mis en cause cette alliance.
Sur le plan stratégique dans le conflit syrien, elle s’est opposée aux États-Unis de Barak Obama en refusant de soutenir les Kurdes, au point que Barak Obama a un petit peu mis la Turquie à l’extérieur du débat en 2013-2014. Donc, elle s’est éloignée de ses alliés occidentaux par ses prises de position stratégiques et à plus forte raison quand elle s’est rapprochée de la Russie et de l’Iran. Elle est allée jusqu’à acheter des missiles de défense russe, ce qui l’a placée en dehors des protocoles de défense de l’Otan et pose problème.
Suite à cela, elle a été exclue d’un programme d’acquisition d’avions de combat d’une nouvelle génération dont elle faisait partie. D’une certaine manière, elle s’est placée un peu en marge de l’Otan et de son organisation et en même temps elle n’a pas rompu avec l’Otan.
Pour la Russie, le principal intérêt de la Turquie, c’est justement qu’elle fait partie l’Otan et qu’elle est un moyen de faire pression, de gêner ou de diviser l’Otan. De la même manière, on voit bien que la Turquie, lorsqu’elle se retrouve face à des épreuves de force vis-à-vis de la Russie, et qu’elle se retrouve seule, dans une situation de faiblesse, a tendance à revenir dans l’Otan. On l’a vu au début de l’année en Syrie dans l’affaire d’Idleb, quand la Russie et le régime syrien ont tenté d’expulser les troupes turques d’Idleb : elle s’est appuyée finalement sur sa relation avec les États-Unis pour parvenir à se maintenir.
La Turquie n’a donc pas changé véritablement ses alliances, mais elle essaie de les aménager d’une certaine manière. Je pense que ce qu’elle essaie de faire, c’est d’acquérir vis-à-vis de l’Otan une sorte d’autonomie qui, parfois effectivement, frise le retrait, l’abandon, mais en même temps le moment venu, elle sait revenir dans l’Otan. Quand on regarde le discours des dirigeants turcs comme par exemple le ministre de la Défense, le général Hulusi Akar, ancien chef d’état-major, quand il disait récemment dans un groupe de réflexion (think tank) turc l’inverse d’Emmanuel Macron : « L’Otan n’est pas en mort cérébrale ». D’une certaine manière, en disant cela, la Turquie appuie la position américaine et finalement s’oppose à une défense européenne. Défense européenne qui amènerait la Turquie à être hors jeu et donc dans ce cas-là, au contraire, elle défend l’Otan.
On l’a vu notamment dans le conflit en Méditerranée orientale où la Turquie n’a cessé de dire : « Il faut que l’Otan intervienne entre nous et la Grèce ». Et l’Otan a mis en place des mécanismes justement de désescalade entre la Turquie et la Grèce. C’est la preuve d’un jeu assez compliqué, qui consiste effectivement à essayer de s’autonomiser dans l’Otan pour avoir sa propre politique régionale, voire ses propres approches internationales, sans pour autant se retrouver complètement isolée, notamment face à la Russie, au monde arabe et à d’autres pays. C’est une politique qui est faite de coups tactiques du président turc, Recep Tayyip Erdogan.
Des combattants syriens, soutenus par la Turquie, conduisent un char dans la ville de Saraqib, dans la partie orientale de la province d’Idleb, dans le nord-ouest de la Syrie, le 27 février 2020.
Des combattants syriens, soutenus par la Turquie, conduisent un char dans la ville de Saraqib, dans la partie orientale de la province d’Idleb, dans le nord-ouest de la Syrie, le 27 février 2020. Bakr ALKASEM / AFP
Cette politique au « coup par coup » a-t-elle profité à la Turquie ?
Le problème de cette politique de coups tactiques, c’est que même si on a l’impression de victoires successives de la Turquie et d’une sorte d’autonomisation de la Turquie, au bout du compte – et on l’a mesuré ces derniers jours dans l’affaire de la Méditerranée orientale – la Turquie se retrouve extrêmement seule. Elle est coupée du monde arabe, en tout cas elle a de nouveau une relation compliquée avec le monde arabe, elle est finalement dans une situation de défiance avec l’Union européenne et même d’une certaine manière avec l’Otan. Elle n’a pas non plus retourné ses alliances et elle n’a pas conclu une alliance avec la Russie.
D’ailleurs, lorsqu’elle a essayé de s’insérer plus profondément dans le bloc du groupe de Shanghai, lorsqu’elle a essayé d’adhérer, ou en tout cas d’être associée aux membres du groupe de Shanghai (6 pays d’Asie centrale et la Russie), on voit bien qu’elle n’a pas réussi à le faire, parce qu’elle est perçue par les pays du groupe de Shanghai comme un pays de l’Otan, comme un pays allié aux pays occidentaux. Donc, le problème est un peu toujours le même : la Turquie a du mal à se positionner sur la scène internationale, même si cette politique a été un peu actualisée par l’évolution du contexte.
Quel est le but recherché ? Est-ce un enjeu vital pour la Turquie sur le plan économique ou est-ce une volonté d’expansion ?
Il y a effectivement l’aspect économique. Le problème de la Turquie, économiquement, est que c’est un pays en développement qui, malgré d’ailleurs la crise qu’elle traverse, continue d’avoir un certain nombre d’atouts en la matière. Mais son problème en termes d’alliances, c’est qu’elle essaie de s’ouvrir au monde contemporain, de trouver de nouveaux marchés en Asie, en Afrique, en Russie, mais en même temps, elle continue à être fortement dépendante de l’Europe, que ce soit en matière d’importations ou surtout d’exportations. L’Europe a été essentielle dans la dynamisation du commerce international turc, dans son adaptation aux normes et aux pratiques commerciales internationales. Donc, la relation avec l’Europe reste absolument, de ce point de vue-là, fondamentale. Et en même temps, son problème est de diversifier ses marchés, d’intervenir sur d’autres terrains. On retrouve cette hésitation entre le maintien des anciennes alliances et puis la recherche de nouvelles alliances.
Par ailleurs, je crois qu’il faut relier aussi cette politique, et notamment cette conflictualité avec les Occidentaux à la politique intérieure et à un régime qui, au bout du compte, s’est affirmé comme très nationaliste, et peut-être beaucoup plus nationalistes qu’islamiste, en tout cas islamo-nationaliste. Cette politique étrangère permet aussi d’exalter une sorte de Turquie nouvelle, une sorte de Turquie qui serait de retour.
On le voit bien à l’heure actuelle avec cette affaire de la Méditerranée orientale qui a donné lieu à des développements et à une rhétorique très nationaliste à l’intérieur du pays, et en même temps à partir du moment où ce dossier a eu tendance à se stabiliser, il y a eu une relance pour nourrir un peu cette rhétorique nationaliste. Et là, on trouve finalement un autre terrain qui est celui du Caucase et des relations entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan.
Ce qui a beaucoup changé en matière de politique intérieure ces dernières années, c’est que pour enrayer l’érosion de sa base électorale, Recep Tayyip Erdogan a conclu une alliance avec l’extrême droite, avec le parti du mouvement nationaliste de Devlep Marcheri. Toutes ces postures, que ce soit en Syrie avec les Kurdes, que ce soit en Méditerranée orientale vis-à-vis des Grecs, des Chypriotes, que ce soit dans le Caucase vis-à-vis de l’Arménie, toutes ces postures bien évidemment plaisent beaucoup à l’allié de l’AKP (Parti de la justice et du développement), au parti du mouvement nationaliste, et sont donc souvent portées par ce parti et par son idéologie.
Affrontements dans le Haut-Karabakh, le 28 septembre 2020.
Affrontements dans le Haut-Karabakh, le 28 septembre 2020. Defence Ministry of Azerbaijan/Handout via REUTERS
La situation ne cesse de s’aggraver dans le Haut-Karabakh. Le chef de la diplomatie turque, Mevlut Cavusoglu, était en déplacement à Bakou où il a réitéré le soutien de la Turquie à l’Azerbaïdjan. Quel est le jeu de la Turquie sur cette zone ?
Il ne faut pas perdre de vue d’abord la dimension domestique. On a observé en Turquie que l’AKP et le président Recep Tayyip Erdogan sont en permanence en campagne électorale et observent maintenant 2023, qui sera la prochaine élection. On les sent toujours en activité : à peine un dossier se calme qu’on rallume un nouveau dossier pour nourrir en quelque sorte l’actualité des polémiques et des embrasements nationalistes. C’est un peu le propre des gouvernements populistes comme l’AKP. Donc, on comble un vide, car la Méditerranée orientale semble se stabiliser : on nourrit d’une certaine manière un peu ce vide avec le conflit du Haut-Karabakh. Il y a eu un cessez-le-feu en 1994 (entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan dans le Haut-Karabakh) et depuis, régulièrement, il y a des réactivations de ce conflit. Tout ce qu’on arrive à faire, c’est d’obtenir une stabilisation précaire. Donc, il est assez facile de réactiver ce conflit quand on en a besoin pour des raisons nationales ou internationales.
Dans ce conflit, il y a bien sûr l’affirmation de la solidarité avec l’Azerbaïdjan. Le Qatar est un des seuls pays arabes avec lequel la Turquie a des relations proches et la Turquie est actuellement assez isolée : elle n’a pas beaucoup d’alliés forts, d’alliés fermes. Quand on voit les cérémonies qu’a organisées Recep Tayyip Erdogan pour (la transformation en mosquée de) Sainte-Sophie par exemple, ou pour son intronisation comme président de la République après 2018, on observe qu’il invite beaucoup de monde mais ce sont finalement un peu les mêmes pays proéminents qui sont au premier rang. Parmi ceux-ci, il y a bien sûr le Qatar, maintenant il y a le gouvernement libyen, le gouvernement vénézuélien et puis effectivement l’Azerbaïdjan.
Donc, cette relation avec l’Azerbaïdjan est assez forte depuis la fin de l’ex-URSS. C’est peut-être le seul pays dans l’Asie centrale et le Caucase avec lequel la Turquie a réussi à nourrir une relation de proximité. C’est une relation qui n’est pas seulement politique et même mythifiée avec le mot d’ordre : « Deux États, un seul peuple » ; il y a également des raisons historiques puisqu’il y a eu cet épisode après la Première Guerre mondiale de l’armée du Caucase. Il y a quelques semaines, Recep Tayyip Erdogan a de nouveau célébré la prise de Bakou à l’issue de la Première Guerre mondiale (cette contre-attaque atypique qu’avaient faite les armées ottomanes dans le Caucase). Donc, il y a des tas de raisons historiques, idéologiques. En revanche, c’est plus difficile à dire sur les questions religieuses, parce qu’effectivement les Azéris sont majoritairement chiites, avec en plus une approche très sécularisée du religieux.
De plus, il y a aussi une dimension très économique et énergétique, parce que l’Azerbaïdjan est l’un des pays fournisseurs de gaz de la Turquie. Une Turquie en demande d’énergie, qui a besoin de diversifier à la fois ses sources d’approvisionnement en gaz, notamment de réduire sa dépendance vis-à-vis de la Russie et, en même temps, de diversifier aussi ses sources énergétiques, mais ça c’est une autre affaire.
Le président turc Tayyip Erdogan pendant son discours à la nation à Istanbul, le 21 août 2020.
Le président turc Tayyip Erdogan pendant son discours à la nation à Istanbul, le 21 août 2020. Murat Cetinmuhurdar/PPO/Handout via REUTERS
Quelle est la portée internationale de ce positionnement de la Turquie ?
C’est la troisième raison dans l’affaire de l’Azerbaïdjan. Il y a un élément fort de la rhétorique de Recep Tayyip Erdogan dans sa politique étrangère de diplomatie émergente qu’il ne cesse de dénoncer : c’est l’incurie de la société internationale. Ce qu’il dénonce aussi, c’est le groupe de Minsk, ce trio (Russie, France, États-Unis) investi par la société internationale, par l’Organisation de la sécurité et de la coopération en Europe, l’OSCE, pour résoudre le problème du Haut-Karabakh. La Turquie, comme elle dénonce actuellement le système international de l’ONU, et le Conseil de sécurité, dit : « Regardez ce groupe de Minsk, il est complètement inefficace, cela fait maintenant depuis le début des années 1990 que ce conflit existe et tout ce qu’ils ont réussi à faire, c’est un cessez-le-feu en 1994 ». La Turquie met les pieds dans le plat pour contester une situation qu’elle dénonce comme contraire au droit international qui est cette République autoproclamée du Haut-Karabakh et qui est théoriquement dans le territoire azerbaïdjanais.
Le fait également qu’une partie du territoire azerbaïdjanais soit occupé par l’Arménie fait que la Turquie dénonce un trouble international et en même temps elle dit : « Le système international au mieux est inefficace, au pire il est complice de cette situation parce qu’il n’arrive à aucun résultat depuis le début des années 1990 ». Donc, la Turquie se positionne d’une certaine manière comme un pays émergent avec une diplomatie émergente dans les affaires du monde.
C’est une stratégie de Recep Tayyip Erdogan qui consiste à dire : « Nous ne sommes plus simplement le petit qu’on a été après la Seconde Guerre mondiale ou dans le cadre de la guerre froide, c’est-à-dire au mieux un bon allié des Occidentaux, nous sommes désormais une puissance qui a son mot à dire sur des affaires qui sont encore dans l’entourage régional, mais qui, à terme, pourrait être un entourage bien plus élargi ».